Réveil à cinq heures pour un
petit-déjeuner succinct : un peu de brioche, deux grands verres d’eau, mon
comprimé d’acide folique. Je n’ai pas très faim. Je suis dans le doute. Nuit
profondément noire à cause du changement d’horaire et du plafond nuageux dense.
Il y a encore quatre jours, je me faisais une joie de courir seul mon marathon
toulousain en Soissonnais, même si je me doutais qu’être en performance quand
on est seul, c’était un peu suicidaire. Sauf que depuis vendredi, le docteur
m’a légèrement fusillé le moral. Dois-je quand même tenter ce que je n’ai pas su
réussir en avril dernier à Paris quand je n’ai plus le feu vert pour courir en
compétition et que je dois rester dans le raisonnable ? C’est quoi
d’ailleurs le "raisonnable" quand on vient de boucler un 100
km ? En comparaison, un marathon, c’est raisonnable, non ?
Le doute et l’envie se sont donc confondus
trente-six heures durant. Abdiquer ? Oui, sauf que c’est laisser gagner la
maladie. Or mon hématologue m’a dit plusieurs fois qu’un malade avec un bon moral
guérit mieux. Alors courir malgré tout pour conjurer le sort ? A propos de
sort, et si je lançais une pièce pour que justement ce soit le sort qui
décide ? Sauf que faire les choses à pile ou face, cela n’a jamais été
dans mes habitudes. Questions, non réponses. Je me recouche une petite heure.
Sept heures, il pleut dehors avec
du vent en bourrasques. Aïe ! Si les prévisions de température sont
idéales, un marathon sous la pluie ... Ouh là là, c’est au moral qu’il va
falloir avancer ...
Je commence pourtant à me préparer,
comme je l’ai fait pour le marathon de Paris ou pour Millau. Faire attention
aux plis des chaussettes, bien lacer les baskets, ni trop peu, ni pas assez.
Dans ma tête, je suis déjà dans ma course. Mon genou droit s’est fait oublier
depuis la veille au soir. A priori, le kétoprofène a bien agi. Samedi matin, sur
le forum Courseepied.net, Saxo a écrit : « Pensez à vos points forts
et ne vous laissez pas déborder par le doute : c'est vous face à 42,2 km, le
reste ne compte plus. ». A cet instant, je ne vois pas bien mes points
forts. Entraînement désordonné, santé flageolante, météo pourrie prévue pour
toute la matinée, petite inquiétude du côté du ligament latéral interne droit
... Je ne suis peut-être que content de mon tee-shirt rouge criard. Petite
pensée pour tous les copains du Café des Marathoniens qui s’élancent comme moi
à Toulouse, Lausanne, Francfort, Strasbourg et Venise. Venise, ce doit être
assez grandiose qu’un marathon dans la cité des doges ! Même sous la
pluie.
Vu le veto médical et
l’interdiction de courir en mode "compétition", je ne peux plus
porter le dossard #1 que je m’étais confectionné pour l’occasion.
Dommage ! Je trouvais cela drôle. Ne reste que la couleur rouge pour faire
corps et cœur avec les copains au départ dans différentes villes d’Europe.
Huit heures moins dix. Une petite
rasade d’eau sucrée et direction l’épreuve. La rue est totalement déserte, il ne
peut plus mais le vent se fait bien sentir et le ciel charrie rapidement des
paquets de nuages noirs. Ventre noué. Bien que je sois seul, l’appréhension est
la même que si nous étions dix mille. Génial par contre pour franchir la ligne
de départ pile dans la demie seconde du top départ !
Huit heures, c’est parti ! Je
pense à ceux de Toulouse. Aucun échauffement. Je ne me suis de toutes façons
jamais échauffé avant un marathon. Cette fois, ça devrait partir plus
raisonnablement qu’à Paris ou à Millau puisque je ne risque pas d’être emporté
par la foule. Erreur, le passage au premier kilomètre est ultra rapide :
5’50 alors que je visais 6’47 pour monter en température. Comme j’ai choisi
d’être en negative split sur le
second semi, je lève le pied. La rue est à moi, ça fait plaisir. Il n’y a
jamais eu grand monde un dimanche matin à neuf heures dans les rues de cette
ville ! Dès les premiers hectomètres, je devine que le vent ne sera pas
mon allié. Les changements de direction sont nombreux : une fois sur deux,
je prends la bourrasque en pleine tronche. Quelques gouttes de pluie au troisième
kilomètre, heureusement vite disparues.
Ravito au cinquième kilomètre. C’est
ma boîte aux lettres qui fait office de bénévole. Ni sexy, ni bavarde, ni même
très pratique, mais bon, je n’avais pas mieux.
Je prends mon temps quoique je
n’avale qu’une gorgée et deux petits carrés de pain d’épices : j’ai plus
de quatre minutes d’avance sur mon souhait le moins rapide. Je suis vraiment
incapable de me modérer ... Dans l’absolu, terminer en 4h55’22 ne serait pas
négatif puisque c’est le maximum que je m’étais fixé pour Paris en avril. Je me
suis pourtant donné une barrière plus ambitieuse, celle de flirter avec les
4h45, le temps que j’avais annoncé en mars 2013 sur le forum Courseapied. C’est
donc sur cet objectif que j’ai calculé ma progression. Même si avec 141 m de dénivelé
positif (pour seulement 70 à Paris), ça risque d’être assez compliqué. Le vent
assez fort a écarté les nuages. Tant mieux : un peu de soleil fait son
apparition.
Septième kilomètre, début des
routes campagnardes. Beaucoup de vent, beaucoup de gris, soleil disparu et la
pluie qui apparaît. La longue ligne droite de mille mètres pour mener à Pommiers
est peu plaisante : vent de face, feuilles qui virevoltent en tous sens, bas-côtés
inutilisables et autos toujours aussi rapides, mais heureusement rares. Le jour
où la gendarmerie se postera dans ce bout de droite, les procès-verbaux vont
tomber plus drus que les feuilles qui jonchent le sol ce matin ! La pluie
redouble de plus en plus, je crois qu’il n’y a plus que mes baskets qui ne soient
pas mouillées. Bizarre !
L’entrée de Pommiers, c’est le
moment vraiment difficile du parcours. Une côte qui débute au sortir du pont,
un virage à gauche et là, en plein champ visuel, une église à 350 m mais 31 m
plus haut. Aucune auto. Tant mieux ! Je peux courir sur la route et éviter
ces sorties de garage qui vallonnent le trottoir et transforment la montée en
montagnes russes qui scient les jambes. J’évite aussi les flaques qui rendent
le trottoir impraticable. Depuis le début de l’année, c’est peut-être la
quinzième fois que je grimpe vers cette église et ... c’est toujours aussi dur.
Même à Millau, le tracé n’offre pas une côte de 8,9 %. Pourquoi donc ai-je
choisi ce parcours ? Trop tard pour changer ou râler ! La bifurcation
à droite est mortelle, pas loin de 15 % sur 25 mètres. Heureusement que c’est
presque la fin parce que je commence à m’essouffler. Coup d’œil inquiet au
chrono au passage du dixième kilomètre. Ouf ! Non seulement, je n’ai pas
consommé mon avance, mais je l’ai augmentée. Je sais que le faux plat qui vient
puis la descente sur plus de mille mètres me permettent systématiquement de
récupérer. Un peu de vent dans le dos est même le bienvenu. Au douzième
kilomètre, la pluie perturbe mon chrono (tactile) qui m’enregistre successivement
(et sans que je m’en aperçoive) 32 intermédiaires d’un ou deux dixièmes. Et
merde ! J’oublie vite le souci en croisant trois joggeurs que j’ai déjà vus
une fois ou deux. Brefs bonjours réciproques. Cinq cent mètres plus loin, je rencontre
Yohan Diniz. Sa démarche caractéristique me sidère toujours autant. Ce doit
être la dixième fois que je le croise depuis cet hiver, et toujours sur ce
tronçon de départementale Soissons-Pommiers-Mercin. Bonjours étouffés par le
vent. A l’entraînement, il va plus vite que moi en course ! Loin de me
casser le moral, ça me booste. Il porte une casquette, ce qui au vu des
conditions est loin d’être inutile ! Un kilomètre plus loin, un autre
coureur sur une route parallèle à la mienne, un gars en jaune. Gilou ? Ah
non, il est en Corse sur un trail du côté de Bonifacio. Ces rencontres furtives
me mettent le sourire : je ne suis pas le seul timbré à sortir par un
temps aussi pourri !
Cette fois, c’est sûr, je
commence à sentir l’humidité dans mes baskets. Au début du treizième km, à
l’occasion d’un rond-point, encore un autre coureur, en noir cette fois, cent
mètres devant moi. Je pense à ceux de Toulouse. J’ai envie de le rattraper,
mais il bifurque à droite et moi à gauche.
Second ravito au quatorzième km. Peut-être du fait des joggeurs croisés, j’ai
visiblement ostensiblement augmenté mon allure : j’ai près de treize
minutes d’avance sur le tempo souhaité de 4h56 !!! Je prends mon temps
pour boire deux gorgées, essuyer mes lunettes, mettre ma casquette (que j’avais
prévu en cas de soleil ...). Merci la boîte aux lettres. A plus tard !
Second tour en ville, toujours
aussi déserte, mais de plus en plus ventée et avec de la pluie.
Déserte ? Ben non, encore un joggeur, Christian L., un gars qui a couru en
VH1 le marathon de New-York il y a une douzaine d’années. Plus âgé que moi, il
a encore une jolie foulée, longue et rasante. Ce genre de petite rencontre
furtive fait bien plaisir au moral ... parce que la température semble avoir
baissé. Je commence à ressentir le froid dans les mains. Ouh là, pas bon du
tout chez moi, ça ! Je fais des ouvertures/fermetures rapides des doigts pour
activer la circulation. Ça semble fonctionner. Sur le mail le long de la
rivière, mon joggeur en jaune aperçu quatre kilomètres plus tôt est cette fois
en mode marche.
Le passage du secteur pavé le
long de la mairie avec un méchant vent de face n’est pas plus facile au second
passage. J’esquive par le trottoir. Souffrir, oui, pas trop quand même !
Surtout que ces pavés soissonnais ont été taillés en 1920, ce qui les rend
franchement impropres à la consommation pédestre !
La rue Deviolaine qui ramène vers
le plateau est jonchée de débris d’arbres et de feuilles. J’essaye de les
éviter mais le vent semble décider à me les renvoyer dans les pieds. Le passage
par la rue de Paradis est difficile et la rue porte très mal son nom ! Du
fait du vent violent en pleine face ? Parce que je suis parti plus
rapidement que prévu ? Parce que c’est très légèrement montant sur six
cent mètres ? Ou les trois conjugués ? ... Je pense que c’est
déraisonnable d’avoir tenté ce solo dans de telles conditions. J’essaye de me
remotiver un peu à l’occasion d’un changement de direction qui me replace dans
le sens du vent. Un peu d’eau sucrée et deux petits morceaux de pain d’épices
au dix-neuvième kilomètre. Par contre, le passage en ville et les bourrasques
pluvieuses ont réduit mon avance à seulement cinq petites minutes.
Retour à la campagne et déjà le
passage au semi-marathon : 2h23’54. Allez, du courage !!! Même si je
faiblis un peu, je ne devrais pas être loin des 4h50. Sourire ... crispé. Je ne
peux m’empêcher de penser que c’est à cette distance que mon marathon de Paris
s’est arrêté. La pluie est cette fois vraiment très violente. J’ai bien fait de
mettre la casquette dont les voilettes "sahariennes" me protègent la
nuque. Sur un parking de supermarché (pourtant fermé), trois personnes se
débattent avec un parapluie que le vent retourne. Est-ce un temps à mettre un
parapluie dehors ? Dans ma tête, une chanson de Goldman :
« Je cours seul
dans les rues qui se donnent
et la pluie me pardonne, je cours seul
en oubliant les heures ».
C’est fou comme l’esprit divague quand on court seul !
Vingt-deuxième kilomètre sous la pluie. Vingt-troisième kilomètre sous la
pluie. P’tin, mais y’a pas moyen que ça cesse un peu ? Le spouilch-spouilch de mes baskets est un
compagnon fort désagréable !
J’ai dû râler trop fort et Zeus a
dû m’entendre : la pluie cesse sur le champ. Cette serait aussi sympa s’il
pouvait demander à son pote Eole de rentrer chez lui !
Tant mieux parce que se profilent
à nouveau ces 31 mètres de dénivelé au vingt-quatrième kilomètre. Cette fois,
je les sens déjà nettement plus dans les cuisses. Bifurcation en épingle au
sommet. Un jogger en jaune face à moi. Je repense à Gillou. Ah oui, sauf que
son trail est toujours en Corse. Pas en Soissonnais !
En fait de jogger, c’est plutôt
une joggeuse. Elle prend, comme moi, le léger faux plat montant. Rapides
bonjours. Nous sommes côte à côte sur les 150 mètres du faux plat montant. Même
foulée, même tempo respiratoire. Elle ne paraît pas mouillée, elle ne doit donc
pas courir depuis bien longtemps. Une fort sympathique odeur de parfum (Guerlain ?
mais je n’en suis pas certain) émane de la belle, preuve qu’elle vient de
débuter sa sortie. C’est vicieux ce genre d’odeur quand on en est à un peu plus
d’un demi marathon : ça donne envie de tailler la bavette avec la dame (et
donc d’oublier le chrono) ou d’entraîner la miss à ses côtés (histoire
d’approfondir le parfum et donc de se ressourcer de meilleure façon une fois
l’arrivée franchie) ... :-)
« Pas franchement un temps pour un petit jogging !»
me dit-elle au moment où débute le faux plat descendant.
- Oui, j’aimerai bien que ça cesse un peu, mon footing est
loin d’être fini !
- Vous allez jusqu’où ?
- Je fais un circuit par Soissons, Mercin, Pommiers,
Cuffies.
- Ouh là, ça fait long ça ! Combien de kilomètres ?
- 14 ! Je le fais trois fois.
- Pardon ?
- Oui. Trois fois 14. 42 kilomètres.
J’aurai dû courir le marathon de Toulouse. Quelques tracas, alors je cours ici,
chez moi.
- Un marathon !? ... Respect ! ... A cette
allure ?
- Oui.
- Alors, je vais stopper là !
Et elle s’arrête net. Un champ à
gauche, un champ à droite, des champs au loin. A nouveau, je suis seul. Merde !
Son odeur délicatement parfumée était bien sympa ! Et revoilà un peu de
pluie. Au bout d’une minute, je me retourne. Elle est repartie vers le village
en marchant. Dommage. C’était la seconde fois en 1031 km d’entraînement que
j’échange avec un coureur rencontré sur la route.
Ravito du vingt-huitième kilomètre.
Ma boîte aux lettres n’est toujours pas plus bavarde. Un peu d’eau, un morceau
de sucre de canne, deux petits morceaux de pain d’épices. Dernier tour de cinq
kilomètres en ville. Cette fois, le vent, toujours bien marqué, a chassé les
nuages. Et le soleil est de sortie. Ouf ! Ça finissait par être usant
cette pluie. J’abandonne ma casquette.
Comme ça va bien, je me dis que
je peux commencer à allonger la foulée. Deux trois voitures. Un Yorkshire
qu’une dame promène sans laisse m’emboîte le pas et se démène en jappant sur
mes talons. Quelques cris. Le York n’en a cure. Moi aussi. D’une, j’ai horreur
de ce type de chien. Deux, j’ai horreur qu’on m’aboie dessus. Trois, j’ai un
chrono à tenir. Virage à droite à angle droit boulevard Jean Mermoz, le clébard
toujours sur mes talons. Des cris au loin dans mon dos : « M’sieur,
arrêêêêêêtez vous ! ». Je rigole en moi-même : « Ça a de
l’endurance un York ? » Cinquante mètres plus loin, j’ai la réponse à
ma question : c’est non. Les cris de la vieille se poursuivent
étouffés en hurlant « Jappyyyyyyy !!! ». Ou un truc du genre.
Quel nom stupide pour un roquet de ce type ! Ma joggeuse du dix-neuvième
kilomètre était tout de même plus agréable. Quoique pas plus endurante que ce
York.
Au trentième kilomètre, passé en
3h21’48, là, je me dis que les 4h45 commencent à être plus qu’envisageables. Je
repense aux docteurs qui disent que je ne peux plus courir en mode soutenu ...
Bon, surtout ne pas se désunir. Quoique je ne l’aie jamais rencontré, cette
histoire de "mur" au trentième me trotte un peu dans la tête. Certes,
je me suis bien alimenté ces derniers jours. J’ai bu un peu dès que j’ai pu
depuis le départ, la température reste idéale, seul le vent est gênant. Donc le
mur, ça ne devrait pas être pour cette fois-ci. Normalement, cela ne devrait
pas. C’est ça qui est chiant sur ce genre de distance, c’est que l’on ne peut
jamais prévoir ...
Dernier passage sur les pavés de
la mairie, à moitié escamotés comme les deux fois précédentes. Le trottoir est
assez haut, je commence à ressentir quelques douleurs dans les cuisses lors du
pas de côté pour y courir. Peut-être n’ai-je jamais été autant à l’écoute de
mon corps que ce matin ? Quoique j’ai essayé de me blinder et de n’en pas
tenir compte, les propos médicaux m’angoissent un peu. J’essaye de garder la
motivation initiale. Allez, plus que douze bornes !
Rue de Paradis, n° 39, un vieux portail d’entrepôt rouillé. C’est le trente-deuxième.
Il y a cinq jours, j’ai couru ma dernière sortie d’entraînement, un dix
kilomètres, en 1h02’17, en grande facilité. Coup d’oeil vers le chrono :
si je peux rééditer ce temps, je vais nettement passer sous les 4h45. Petit
frisson. Un sentiment difficile à traduire ... J’ai l’impression d’entendre un Vamoooooooooooos derrière les nuages,
sous les feuilles, derrière les clôtures des jardins ... Allez, on y
croit ! J’y crois. Et puis c’est plat sur maintenant six kilomètres.
Dernier ravito au trente
troisième. Cette fois, je pars avec une bouteille de 33 cl, histoire d’éviter
une défaillance en pleine campagne. Une bouteille Vittel avec une histoire
puisqu’elle vient du marathon de Paris d’avril 2013. Ce qui me renvoie vers les
compétiteurs de Toulouse, Francfort ou Lausanne. Eux en ont sûrement déjà fini
depuis longtemps. J’espère qu’ils ont réalisé leurs records personnels.
J’ai cependant changé le
contenu de la bouteille : de l’eau, du sucre de canne, du miel, du jus
d’orange, une pincée de sel. Dorénavant, un schlock-schlok
m’accompagne à chaque foulée. Ce bruit régulier me tient compagnie. J’ai l’impression
qu’il me dit « Courage ! Courage !».
Plus que neuf kilomètres exactement. J’attaque la dernière
ligne droite, si l’on peut dire, avec cette fois presque une minute d’avance
sur mon tempo de 4h45. J’essaye de calmer mon esprit. Parce qu’il faut tenir
jusqu’à l’arrivée, qu’il y a cette montée au trente-neuvième, et que le vent,
lui, semble bien plus endurant que moi. Je repense aussi aux propos négatifs du
docteur vendredi, aux 100 kilomètres de Millau, à cette série d’événements qui
m’ont ramené à la course à pied et qui maintenant tentent de m’en écarter. Je
me dis que même si ma course s’arrête dans un kilomètre, j’ai bien fait de
tenter. Là, dans cette longue ligne droite qui me ramène vers Mercin, je pense
que ça commence à sentir bon, que même si ça ne rime à rien, terminer seul en
4h44’58, ça serait génial. Alors j’essaye d’optimiser ma foulée, d’approfondir
ma respiration. Je commence à avoir le nez dans le chrono. Je dois tenir un 6’47/km
jusqu’à la fin. Le soleil me dope. Je fais une première fois 6’14. Yeah !
Nouveau frisson.
Trop de carrefours et de
changements de direction au trente-quatrième km. Il faut sans cesse relancer.
Ça tire un peu dans les cuisses et le mollet droit. Et pourtant à nouveau 6’14.
Non, non, Thierry, on reste calme, pas d’enthousiasme exagéré !!! La côte
du trente-neuvième n’a sûrement pas baissé d’intensité avec les ravinements dus
à la pluie !
Fort vent dans le visage avant de
terminer la longueur suivante avec un passage sous la rocade ouest qui me
rappelle douloureusement la sortie du tunnel des Tuileries à Paris en avril. Mon
genou droit commence à redevenir douloureux à l’intérieur. Pourtant, à nouveau
6’14. Faut-il lever le pied ? Poursuivre ? Ai-je besoin d’un souci
ligamentaire en sus du reste ? Des doutes, quelques gouttes de pluie, des
pensées mélangées. Le petit schlock-schlock
se rappelle à moi : je bois un peu en marchant sur quelques mètres. Une
dernière fois cette longue ligne droite vers le pont de Pommiers. 6’20 au trente-septième
km. Je n’arrive plus à calculer combien de temps je viens de gagner sur les
6’47/km que je devais faire. Mon genou droit m’inquiète de plus en plus. Allez,
même si je dois marcher dans la côte qui arrive, je devrais rester dans les
4h45 ! J’ai beau me dire que 4h44 ou 4h46, ça ne change rien, l’orgueil me
rappelle que j’ai visé 4h45. Donc ce sera 4h45.
J’essaye d’allonger la foulée
pour économiser le genou. Avec la fin de matinée, la circulation s’est accrue.
Je dois faire attention aux autos qui se croisent en m’ignorant royalement. J’ai
l’impression que le conducteur d’un Renault Espace gris n’a pas été loin de me
toucher le coude droit avec son rétroviseur. Ce con n’a donc pas vu qu’hormis
le fossé, je n’ai d’autre possibilité que de courir sur le goudron ?!
Passage sur le pont de Pommiers.
Tant pis, je reste sur la chaussée. Le trottoir est bien trop haut, pas assez
large, encombré par les géraniums de la rambarde, balayé par un vent latéral. Le
risque de chute est trop important.
A nouveau, cette côte qui cette
fois se fait sentir avant même le virage de gauche à la boulangerie. Le genou
droit semble rechigner. Je repense au tee-shirt féminin jaune du tour précédent,
à son parfum. C’est idiot, mais ça me donne de l’entrain !
Cette fois, la montée vers
l’église se fait bien sentir. Mais merde, pourquoi avoir tracé ce
parcours ?! Puis zut ! La côte de Tiergues ne m’a pas fait souffrir,
ce n’est pas cette minable avenue Jean Caudron qui va gagner !
Malheureusement, un peu oui quand
même : 6’47 pour ce trente-huitième kilomètre ... Allez, se
remotiver ! Euh, ça non, ... ça va encore. C’est plutôt relancer la foulée
dans le faux plat qui reste avant la mairie qu’il faut !
Un petit vieux s’affaire à
gratter un je-ne-sais-quoi sur son muret. « Mais vous êtes déjà passés
tout à l’heure, vous ! » qu’il me lance. « Oui, oui, je repasse,
j’avais oublié de vous saluer la fois précédente ! Bonne matinée,
Monsieur ! ». La descente qui s’annonce et le soleil cette fois bien
présent m’ont mis d’excellente humeur.
J’ai toujours pensé que c’est
dans les dernières foulées qu’une course se réussit. Voilà maintenant depuis
fin avril, depuis mon merdique marathon de Paris, que je m’oblige à terminer
mes sorties, même le moindre footing, plus rapidement qu’entamés.
Dernière gorgée avant les 4200 mètres
restants. Je m’applique : allonger la foulée, respirer calmement, tout en
en gardant sous les semelles pour le dernier kilomètre.
Quarantième longueur en 5’32. Je
m’étonne moi-même. Certes, avec en partie un léger faux plat descendant et
quelques bouffées de vent porteur. En regardant la ligne supérieure de mon
chrono au passage du quarantième, j’ai les yeux qui scintillent : 4h24’53 !
Ouh là là, que ça fleure bon le méga sub 4h45, ça !!!
Virage montant à angle droit à l’entrée de Pasly. C’est la première fois que je
le négocie à pleine charge : ça tire bien. Hormis le passage du pont sur
l’Aisne, je sais que maintenant c’est presque soit en descente, soit plat
jusqu’au final. Alors, je tire. Les cuisses sont lourdes, ça tire fort, mais ça
passe, d’autant qu’à cet endroit les bourrasques de vent me poussent.
Maintenant, ce sont près de cinq cent mètres assez faciles au milieu des
champs. Je suis presque étonné de la facilité avec lesquels je les engloutis.
L’impression n’est pas qu’un ressenti : 5’20 au quarante-et-unième
kilomètre. Aïe ! J’ai visiblement mal dosé mon effort, j’aurai pu partir
sur un tempo bien plus soutenu !
Antépénultième carrefour, un
rond-point. Je suis incapable de dire s’il y avait ou non un véhicule : je
l’ai tangenté comme si j’avais été Benjamin Malaty ! Franchissement du
pont de Pasly. Là, c’est sûr, je n’ai jamais été aussi vite dans ce passage.
Dernière ligne droite : 475 mètres avec un vent latéral droit plutôt
favorable. Une grande avenue dans laquelle je n’ai dû peut-être jamais sprinter.
Mais là, je sprinte. J’ai oublié que j’étais seul, qu’il n’y avait rien à
gagner, rien à décrocher, pas de médaille, pas de tee-shirt finisher, pas
d’applaudissement, rien de rien. Pourtant, une espèce d’euphorie complexe me
submerge : colère envers cette leucémie et ce docteur qui m’a retiré mon
feu vert en course, immense satisfaction d’avoir bouclé seul la distance, une
image du départ des 100 km de Millau, ces nuages blancs qui roulent dans un
ciel maintenant vraiment bleu... ciel, l’intense pressentiment qu’un
entraînement adapté me permettrait de passer assez vite sous la barre des 4h00
au marathon, un souvenir de Maïté et d’une neige amoureuse à Cuffies trois ans
plus tôt. Je me demande aussi si le York a rejoint sa maîtresse, si la joggeuse
en jaune était célibataire, combien de kilomètres s’est enfilé aujourd’hui Yohan
Diniz, quel est le prochain objectif de Christian ... Le soleil est mon ami.
J’aimerai que cette dernière
ligne droite de l’avenue de Pasly ne se termine pas. Même sensation qu’à
l’issue de Millau : j’ai encore envie de courir !
Passage au 42,195e kilomètre.
C’est la cinquième fois cette année que je passe cette distance. Aberrant :
je n’arrête pas mon chrono ! Je continue jusqu’à la place Lamartine, soit
230 mètres plus loin. Pour être sûr et certain que la distance mythique est
bien là. Touche arrêt. 6’18 pour les 1230 derniers mètres et ... 4h36’31 au
total. P’tin, font chier ces docteurs !!! J’en ai les larmes aux yeux. Un
indescriptible sentiment m’envahit. Je crois que je viens de faire l’amour avec
un marathon ! ... Ou alors suis-je devenu Alice entrant au Pays des Merveilles ?