31 décembre 2013

Longue route

Si les choses avaient été telles que je les avais imaginées à l’été 2012, je serai aujourd’hui à la veille d’une longue route. Sûrement fébrile, tendu et anxieux. A vérifier chaque détail, que tout soit bien en place. On ne s’élance pas pour 8000 kilomètres sans quelque appréhension, j’imagine.
Pourtant ce 31 décembre, point de départ à l’horizon. Les choses n’ont pas été telles qu’imaginées. Veto médical, santé défaillante et visas impossibles. La longue route pourrait maintenant débuter le 1er janvier 2017.
Point de tristesse cependant. Je sais déjà que les 36 mois à venir couleront aussi vite que les 18 écoulés car la besace des projets reste particulièrement bien garnie. Sur la route, au fil des bornes, mais aussi de l’eau.

Avancer le long d’une telle route au Turkménistan, quel plaisir !


29 octobre 2013

Comment ça, plus de compétition ?!

Réveil à cinq heures pour un petit-déjeuner succinct : un peu de brioche, deux grands verres d’eau, mon comprimé d’acide folique. Je n’ai pas très faim. Je suis dans le doute. Nuit profondément noire à cause du changement d’horaire et du plafond nuageux dense. Il y a encore quatre jours, je me faisais une joie de courir seul mon marathon toulousain en Soissonnais, même si je me doutais qu’être en performance quand on est seul, c’était un peu suicidaire. Sauf que depuis vendredi, le docteur m’a légèrement fusillé le moral. Dois-je quand même tenter ce que je n’ai pas su réussir en avril dernier à Paris quand je n’ai plus le feu vert pour courir en compétition et que je dois rester dans le raisonnable ? C’est quoi d’ailleurs le "raisonnable" quand on vient de boucler un 100 km ? En comparaison, un marathon, c’est raisonnable, non ?
Le doute et l’envie se sont donc confondus trente-six heures durant. Abdiquer ? Oui, sauf que c’est laisser gagner la maladie. Or mon hématologue m’a dit plusieurs fois qu’un malade avec un bon moral guérit mieux. Alors courir malgré tout pour conjurer le sort ? A propos de sort, et si je lançais une pièce pour que justement ce soit le sort qui décide ? Sauf que faire les choses à pile ou face, cela n’a jamais été dans mes habitudes. Questions, non réponses. Je me recouche une petite heure.

Sept heures, il pleut dehors avec du vent en bourrasques. Aïe ! Si les prévisions de température sont idéales, un marathon sous la pluie ... Ouh là là, c’est au moral qu’il va falloir avancer ...


Je commence pourtant à me préparer, comme je l’ai fait pour le marathon de Paris ou pour Millau. Faire attention aux plis des chaussettes, bien lacer les baskets, ni trop peu, ni pas assez. Dans ma tête, je suis déjà dans ma course. Mon genou droit s’est fait oublier depuis la veille au soir. A priori, le kétoprofène a bien agi. Samedi matin, sur le forum Courseepied.net, Saxo a écrit : « Pensez à vos points forts et ne vous laissez pas déborder par le doute : c'est vous face à 42,2 km, le reste ne compte plus. ». A cet instant, je ne vois pas bien mes points forts. Entraînement désordonné, santé flageolante, météo pourrie prévue pour toute la matinée, petite inquiétude du côté du ligament latéral interne droit ... Je ne suis peut-être que content de mon tee-shirt rouge criard. Petite pensée pour tous les copains du Café des Marathoniens qui s’élancent comme moi à Toulouse, Lausanne, Francfort, Strasbourg et Venise. Venise, ce doit être assez grandiose qu’un marathon dans la cité des doges ! Même sous la pluie.

Vu le veto médical et l’interdiction de courir en mode "compétition", je ne peux plus porter le dossard #1 que je m’étais confectionné pour l’occasion. Dommage ! Je trouvais cela drôle. Ne reste que la couleur rouge pour faire corps et cœur avec les copains au départ dans différentes villes d’Europe.



Huit heures moins dix. Une petite rasade d’eau sucrée et direction l’épreuve. La rue est totalement déserte, il ne peut plus mais le vent se fait bien sentir et le ciel charrie rapidement des paquets de nuages noirs. Ventre noué. Bien que je sois seul, l’appréhension est la même que si nous étions dix mille. Génial par contre pour franchir la ligne de départ pile dans la demie seconde du top départ !

Huit heures, c’est parti ! Je pense à ceux de Toulouse. Aucun échauffement. Je ne me suis de toutes façons jamais échauffé avant un marathon. Cette fois, ça devrait partir plus raisonnablement qu’à Paris ou à Millau puisque je ne risque pas d’être emporté par la foule. Erreur, le passage au premier kilomètre est ultra rapide : 5’50 alors que je visais 6’47 pour monter en température. Comme j’ai choisi d’être en negative split sur le second semi, je lève le pied. La rue est à moi, ça fait plaisir. Il n’y a jamais eu grand monde un dimanche matin à neuf heures dans les rues de cette ville ! Dès les premiers hectomètres, je devine que le vent ne sera pas mon allié. Les changements de direction sont nombreux : une fois sur deux, je prends la bourrasque en pleine tronche. Quelques gouttes de pluie au troisième kilomètre, heureusement vite disparues.

Ravito au cinquième kilomètre. C’est ma boîte aux lettres qui fait office de bénévole. Ni sexy, ni bavarde, ni même très pratique, mais bon, je n’avais pas mieux.
Je prends mon temps quoique je n’avale qu’une gorgée et deux petits carrés de pain d’épices : j’ai plus de quatre minutes d’avance sur mon souhait le moins rapide. Je suis vraiment incapable de me modérer ... Dans l’absolu, terminer en 4h55’22 ne serait pas négatif puisque c’est le maximum que je m’étais fixé pour Paris en avril. Je me suis pourtant donné une barrière plus ambitieuse, celle de flirter avec les 4h45, le temps que j’avais annoncé en mars 2013 sur le forum Courseapied. C’est donc sur cet objectif que j’ai calculé ma progression. Même si avec 141 m de dénivelé positif (pour seulement 70 à Paris), ça risque d’être assez compliqué. Le vent assez fort a écarté les nuages. Tant mieux : un peu de soleil fait son apparition.

Septième kilomètre, début des routes campagnardes. Beaucoup de vent, beaucoup de gris, soleil disparu et la pluie qui apparaît. La longue ligne droite de mille mètres pour mener à Pommiers est peu plaisante : vent de face, feuilles qui virevoltent en tous sens, bas-côtés inutilisables et autos toujours aussi rapides, mais heureusement rares. Le jour où la gendarmerie se postera dans ce bout de droite, les procès-verbaux vont tomber plus drus que les feuilles qui jonchent le sol ce matin ! La pluie redouble de plus en plus, je crois qu’il n’y a plus que mes baskets qui ne soient pas mouillées. Bizarre !
L’entrée de Pommiers, c’est le moment vraiment difficile du parcours. Une côte qui débute au sortir du pont, un virage à gauche et là, en plein champ visuel, une église à 350 m mais 31 m plus haut. Aucune auto. Tant mieux ! Je peux courir sur la route et éviter ces sorties de garage qui vallonnent le trottoir et transforment la montée en montagnes russes qui scient les jambes. J’évite aussi les flaques qui rendent le trottoir impraticable. Depuis le début de l’année, c’est peut-être la quinzième fois que je grimpe vers cette église et ... c’est toujours aussi dur. Même à Millau, le tracé n’offre pas une côte de 8,9 %. Pourquoi donc ai-je choisi ce parcours ? Trop tard pour changer ou râler ! La bifurcation à droite est mortelle, pas loin de 15 % sur 25 mètres. Heureusement que c’est presque la fin parce que je commence à m’essouffler. Coup d’œil inquiet au chrono au passage du dixième kilomètre. Ouf ! Non seulement, je n’ai pas consommé mon avance, mais je l’ai augmentée. Je sais que le faux plat qui vient puis la descente sur plus de mille mètres me permettent systématiquement de récupérer. Un peu de vent dans le dos est même le bienvenu. Au douzième kilomètre, la pluie perturbe mon chrono (tactile) qui m’enregistre successivement (et sans que je m’en aperçoive) 32 intermédiaires d’un ou deux dixièmes. Et merde ! J’oublie vite le souci en croisant trois joggeurs que j’ai déjà vus une fois ou deux. Brefs bonjours réciproques. Cinq cent mètres plus loin, je rencontre Yohan Diniz. Sa démarche caractéristique me sidère toujours autant. Ce doit être la dixième fois que je le croise depuis cet hiver, et toujours sur ce tronçon de départementale Soissons-Pommiers-Mercin. Bonjours étouffés par le vent. A l’entraînement, il va plus vite que moi en course ! Loin de me casser le moral, ça me booste. Il porte une casquette, ce qui au vu des conditions est loin d’être inutile ! Un kilomètre plus loin, un autre coureur sur une route parallèle à la mienne, un gars en jaune. Gilou ? Ah non, il est en Corse sur un trail du côté de Bonifacio. Ces rencontres furtives me mettent le sourire : je ne suis pas le seul timbré à sortir par un temps aussi pourri !
Cette fois, c’est sûr, je commence à sentir l’humidité dans mes baskets. Au début du treizième km, à l’occasion d’un rond-point, encore un autre coureur, en noir cette fois, cent mètres devant moi. Je pense à ceux de Toulouse. J’ai envie de le rattraper, mais il bifurque à droite et moi à gauche.

Second ravito au quatorzième km. Peut-être du fait des joggeurs croisés, j’ai visiblement ostensiblement augmenté mon allure : j’ai près de treize minutes d’avance sur le tempo souhaité de 4h56 !!! Je prends mon temps pour boire deux gorgées, essuyer mes lunettes, mettre ma casquette (que j’avais prévu en cas de soleil ...). Merci la boîte aux lettres. A plus tard !
Second tour en ville, toujours aussi déserte, mais de plus en plus ventée et avec de la pluie.
Déserte ? Ben non, encore un joggeur, Christian L., un gars qui a couru en VH1 le marathon de New-York il y a une douzaine d’années. Plus âgé que moi, il a encore une jolie foulée, longue et rasante. Ce genre de petite rencontre furtive fait bien plaisir au moral ... parce que la température semble avoir baissé. Je commence à ressentir le froid dans les mains. Ouh là, pas bon du tout chez moi, ça ! Je fais des ouvertures/fermetures rapides des doigts pour activer la circulation. Ça semble fonctionner. Sur le mail le long de la rivière, mon joggeur en jaune aperçu quatre kilomètres plus tôt est cette fois en mode marche.
Le passage du secteur pavé le long de la mairie avec un méchant vent de face n’est pas plus facile au second passage. J’esquive par le trottoir. Souffrir, oui, pas trop quand même ! Surtout que ces pavés soissonnais ont été taillés en 1920, ce qui les rend franchement impropres à la consommation pédestre !

La rue Deviolaine qui ramène vers le plateau est jonchée de débris d’arbres et de feuilles. J’essaye de les éviter mais le vent semble décider à me les renvoyer dans les pieds. Le passage par la rue de Paradis est difficile et la rue porte très mal son nom ! Du fait du vent violent en pleine face ? Parce que je suis parti plus rapidement que prévu ? Parce que c’est très légèrement montant sur six cent mètres ? Ou les trois conjugués ? ... Je pense que c’est déraisonnable d’avoir tenté ce solo dans de telles conditions. J’essaye de me remotiver un peu à l’occasion d’un changement de direction qui me replace dans le sens du vent. Un peu d’eau sucrée et deux petits morceaux de pain d’épices au dix-neuvième kilomètre. Par contre, le passage en ville et les bourrasques pluvieuses ont réduit mon avance à seulement cinq petites minutes.

Retour à la campagne et déjà le passage au semi-marathon : 2h23’54. Allez, du courage !!! Même si je faiblis un peu, je ne devrais pas être loin des 4h50. Sourire ... crispé. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est à cette distance que mon marathon de Paris s’est arrêté. La pluie est cette fois vraiment très violente. J’ai bien fait de mettre la casquette dont les voilettes "sahariennes" me protègent la nuque. Sur un parking de supermarché (pourtant fermé), trois personnes se débattent avec un parapluie que le vent retourne. Est-ce un temps à mettre un parapluie dehors ? Dans ma tête, une chanson de Goldman :
« Je cours seul
dans les rues qui se donnent
et la pluie me pardonne, je cours seul
en oubliant les heures ».
C’est fou comme l’esprit divague quand on court seul !

Vingt-deuxième kilomètre sous la pluie. Vingt-troisième kilomètre sous la pluie. P’tin, mais y’a pas moyen que ça cesse un peu ? Le spouilch-spouilch de mes baskets est un compagnon fort désagréable !
J’ai dû râler trop fort et Zeus a dû m’entendre : la pluie cesse sur le champ. Cette serait aussi sympa s’il pouvait demander à son pote Eole de rentrer chez lui !
Tant mieux parce que se profilent à nouveau ces 31 mètres de dénivelé au vingt-quatrième kilomètre. Cette fois, je les sens déjà nettement plus dans les cuisses. Bifurcation en épingle au sommet. Un jogger en jaune face à moi. Je repense à Gillou. Ah oui, sauf que son trail est toujours en Corse. Pas en Soissonnais !
En fait de jogger, c’est plutôt une joggeuse. Elle prend, comme moi, le léger faux plat montant. Rapides bonjours. Nous sommes côte à côte sur les 150 mètres du faux plat montant. Même foulée, même tempo respiratoire. Elle ne paraît pas mouillée, elle ne doit donc pas courir depuis bien longtemps. Une fort sympathique odeur de parfum (Guerlain ? mais je n’en suis pas certain) émane de la belle, preuve qu’elle vient de débuter sa sortie. C’est vicieux ce genre d’odeur quand on en est à un peu plus d’un demi marathon : ça donne envie de tailler la bavette avec la dame (et donc d’oublier le chrono) ou d’entraîner la miss à ses côtés (histoire d’approfondir le parfum et donc de se ressourcer de meilleure façon une fois l’arrivée franchie) ... :-)
« Pas franchement un temps pour un petit jogging !» me dit-elle au moment où débute le faux plat descendant.
- Oui, j’aimerai bien que ça cesse un peu, mon footing est loin d’être fini ! 
- Vous allez jusqu’où ?
- Je fais un circuit par Soissons, Mercin, Pommiers, Cuffies.
- Ouh là, ça fait long ça ! Combien de kilomètres ?
- 14 ! Je le fais trois fois.
- Pardon ?
- Oui. Trois fois 14. 42 kilomètres. J’aurai dû courir le marathon de Toulouse. Quelques tracas, alors je cours ici, chez moi.
- Un marathon !? ... Respect ! ... A cette allure ?
- Oui.
- Alors, je vais stopper là !
Et elle s’arrête net. Un champ à gauche, un champ à droite, des champs au loin. A nouveau, je suis seul. Merde ! Son odeur délicatement parfumée était bien sympa ! Et revoilà un peu de pluie. Au bout d’une minute, je me retourne. Elle est repartie vers le village en marchant. Dommage. C’était la seconde fois en 1031 km d’entraînement que j’échange avec un coureur rencontré sur la route.

Ravito du vingt-huitième kilomètre. Ma boîte aux lettres n’est toujours pas plus bavarde. Un peu d’eau, un morceau de sucre de canne, deux petits morceaux de pain d’épices. Dernier tour de cinq kilomètres en ville. Cette fois, le vent, toujours bien marqué, a chassé les nuages. Et le soleil est de sortie. Ouf ! Ça finissait par être usant cette pluie. J’abandonne ma casquette.

Comme ça va bien, je me dis que je peux commencer à allonger la foulée. Deux trois voitures. Un Yorkshire qu’une dame promène sans laisse m’emboîte le pas et se démène en jappant sur mes talons. Quelques cris. Le York n’en a cure. Moi aussi. D’une, j’ai horreur de ce type de chien. Deux, j’ai horreur qu’on m’aboie dessus. Trois, j’ai un chrono à tenir. Virage à droite à angle droit boulevard Jean Mermoz, le clébard toujours sur mes talons. Des cris au loin dans mon dos : « M’sieur, arrêêêêêêtez vous ! ». Je rigole en moi-même : « Ça a de l’endurance un York ? » Cinquante mètres plus loin, j’ai la réponse à ma question : c’est non. Les cris de la vieille se poursuivent étouffés en hurlant « Jappyyyyyyy !!! ». Ou un truc du genre. Quel nom stupide pour un roquet de ce type ! Ma joggeuse du dix-neuvième kilomètre était tout de même plus agréable. Quoique pas plus endurante que ce York.

Au trentième kilomètre, passé en 3h21’48, là, je me dis que les 4h45 commencent à être plus qu’envisageables. Je repense aux docteurs qui disent que je ne peux plus courir en mode soutenu ...
Bon, surtout ne pas se désunir. Quoique je ne l’aie jamais rencontré, cette histoire de "mur" au trentième me trotte un peu dans la tête. Certes, je me suis bien alimenté ces derniers jours. J’ai bu un peu dès que j’ai pu depuis le départ, la température reste idéale, seul le vent est gênant. Donc le mur, ça ne devrait pas être pour cette fois-ci. Normalement, cela ne devrait pas. C’est ça qui est chiant sur ce genre de distance, c’est que l’on ne peut jamais prévoir ...

Dernier passage sur les pavés de la mairie, à moitié escamotés comme les deux fois précédentes. Le trottoir est assez haut, je commence à ressentir quelques douleurs dans les cuisses lors du pas de côté pour y courir. Peut-être n’ai-je jamais été autant à l’écoute de mon corps que ce matin ? Quoique j’ai essayé de me blinder et de n’en pas tenir compte, les propos médicaux m’angoissent un peu. J’essaye de garder la motivation initiale. Allez, plus que douze bornes !

Rue de Paradis, n° 39, un vieux portail d’entrepôt rouillé. C’est le trente-deuxième. Il y a cinq jours, j’ai couru ma dernière sortie d’entraînement, un dix kilomètres, en 1h02’17, en grande facilité. Coup d’oeil vers le chrono : si je peux rééditer ce temps, je vais nettement passer sous les 4h45. Petit frisson. Un sentiment difficile à traduire ... J’ai l’impression d’entendre un Vamoooooooooooos derrière les nuages, sous les feuilles, derrière les clôtures des jardins ... Allez, on y croit ! J’y crois. Et puis c’est plat sur maintenant six kilomètres.

Dernier ravito au trente troisième. Cette fois, je pars avec une bouteille de 33 cl, histoire d’éviter une défaillance en pleine campagne. Une bouteille Vittel avec une histoire puisqu’elle vient du marathon de Paris d’avril 2013. Ce qui me renvoie vers les compétiteurs de Toulouse, Francfort ou Lausanne. Eux en ont sûrement déjà fini depuis longtemps. J’espère qu’ils ont réalisé leurs records personnels.
J’ai cependant changé le contenu de la bouteille : de l’eau, du sucre de canne, du miel, du jus d’orange, une pincée de sel. Dorénavant, un schlock-schlok m’accompagne à chaque foulée. Ce bruit régulier me tient compagnie. J’ai l’impression qu’il me dit « Courage ! Courage !».

Plus que neuf  kilomètres exactement. J’attaque la dernière ligne droite, si l’on peut dire, avec cette fois presque une minute d’avance sur mon tempo de 4h45. J’essaye de calmer mon esprit. Parce qu’il faut tenir jusqu’à l’arrivée, qu’il y a cette montée au trente-neuvième, et que le vent, lui, semble bien plus endurant que moi. Je repense aussi aux propos négatifs du docteur vendredi, aux 100 kilomètres de Millau, à cette série d’événements qui m’ont ramené à la course à pied et qui maintenant tentent de m’en écarter. Je me dis que même si ma course s’arrête dans un kilomètre, j’ai bien fait de tenter. Là, dans cette longue ligne droite qui me ramène vers Mercin, je pense que ça commence à sentir bon, que même si ça ne rime à rien, terminer seul en 4h44’58, ça serait génial. Alors j’essaye d’optimiser ma foulée, d’approfondir ma respiration. Je commence à avoir le nez dans le chrono. Je dois tenir un 6’47/km jusqu’à la fin. Le soleil me dope. Je fais une première fois 6’14. Yeah ! Nouveau frisson.



Trop de carrefours et de changements de direction au trente-quatrième km. Il faut sans cesse relancer. Ça tire un peu dans les cuisses et le mollet droit. Et pourtant à nouveau 6’14. Non, non, Thierry, on reste calme, pas d’enthousiasme exagéré !!! La côte du trente-neuvième n’a sûrement pas baissé d’intensité avec les ravinements dus à la pluie !

Fort vent dans le visage avant de terminer la longueur suivante avec un passage sous la rocade ouest qui me rappelle douloureusement la sortie du tunnel des Tuileries à Paris en avril. Mon genou droit commence à redevenir douloureux à l’intérieur. Pourtant, à nouveau 6’14. Faut-il lever le pied ? Poursuivre ? Ai-je besoin d’un souci ligamentaire en sus du reste ? Des doutes, quelques gouttes de pluie, des pensées mélangées. Le petit schlock-schlock se rappelle à moi : je bois un peu en marchant sur quelques mètres. Une dernière fois cette longue ligne droite vers le pont de Pommiers. 6’20 au trente-septième km. Je n’arrive plus à calculer combien de temps je viens de gagner sur les 6’47/km que je devais faire. Mon genou droit m’inquiète de plus en plus. Allez, même si je dois marcher dans la côte qui arrive, je devrais rester dans les 4h45 ! J’ai beau me dire que 4h44 ou 4h46, ça ne change rien, l’orgueil me rappelle que j’ai visé 4h45. Donc ce sera 4h45.
J’essaye d’allonger la foulée pour économiser le genou. Avec la fin de matinée, la circulation s’est accrue. Je dois faire attention aux autos qui se croisent en m’ignorant royalement. J’ai l’impression que le conducteur d’un Renault Espace gris n’a pas été loin de me toucher le coude droit avec son rétroviseur. Ce con n’a donc pas vu qu’hormis le fossé, je n’ai d’autre possibilité que de courir sur le goudron ?!

Passage sur le pont de Pommiers. Tant pis, je reste sur la chaussée. Le trottoir est bien trop haut, pas assez large, encombré par les géraniums de la rambarde, balayé par un vent latéral. Le risque de chute est trop important.
A nouveau, cette côte qui cette fois se fait sentir avant même le virage de gauche à la boulangerie. Le genou droit semble rechigner. Je repense au tee-shirt féminin jaune du tour précédent, à son parfum. C’est idiot, mais ça me donne de l’entrain !

Cette fois, la montée vers l’église se fait bien sentir. Mais merde, pourquoi avoir tracé ce parcours ?! Puis zut ! La côte de Tiergues ne m’a pas fait souffrir, ce n’est pas cette minable avenue Jean Caudron qui va gagner !
Malheureusement, un peu oui quand même : 6’47 pour ce trente-huitième kilomètre ... Allez, se remotiver ! Euh, ça non, ... ça va encore. C’est plutôt relancer la foulée dans le faux plat qui reste avant la mairie qu’il faut !
Un petit vieux s’affaire à gratter un je-ne-sais-quoi sur son muret. « Mais vous êtes déjà passés tout à l’heure, vous ! » qu’il me lance. « Oui, oui, je repasse, j’avais oublié de vous saluer la fois précédente ! Bonne matinée, Monsieur ! ». La descente qui s’annonce et le soleil cette fois bien présent m’ont mis d’excellente humeur.

J’ai toujours pensé que c’est dans les dernières foulées qu’une course se réussit. Voilà maintenant depuis fin avril, depuis mon merdique marathon de Paris, que je m’oblige à terminer mes sorties, même le moindre footing, plus rapidement qu’entamés.
Dernière gorgée avant les 4200 mètres restants. Je m’applique : allonger la foulée, respirer calmement, tout en en gardant sous les semelles pour le dernier kilomètre.
Quarantième longueur en 5’32. Je m’étonne moi-même. Certes, avec en partie un léger faux plat descendant et quelques bouffées de vent porteur. En regardant la ligne supérieure de mon chrono au passage du quarantième, j’ai les yeux qui scintillent : 4h24’53 ! Ouh là là, que ça fleure bon le méga sub 4h45, ça !!!





Virage montant à angle droit à l’entrée de Pasly. C’est la première fois que je le négocie à pleine charge : ça tire bien. Hormis le passage du pont sur l’Aisne, je sais que maintenant c’est presque soit en descente, soit plat jusqu’au final. Alors, je tire. Les cuisses sont lourdes, ça tire fort, mais ça passe, d’autant qu’à cet endroit les bourrasques de vent me poussent. Maintenant, ce sont près de cinq cent mètres assez faciles au milieu des champs. Je suis presque étonné de la facilité avec lesquels je les engloutis. L’impression n’est pas qu’un ressenti : 5’20 au quarante-et-unième kilomètre. Aïe ! J’ai visiblement mal dosé mon effort, j’aurai pu partir sur un tempo bien plus soutenu !
Antépénultième carrefour, un rond-point. Je suis incapable de dire s’il y avait ou non un véhicule : je l’ai tangenté comme si j’avais été Benjamin Malaty ! Franchissement du pont de Pasly. Là, c’est sûr, je n’ai jamais été aussi vite dans ce passage.

Dernière ligne droite : 475 mètres avec un vent latéral droit plutôt favorable. Une grande avenue dans laquelle je n’ai dû peut-être jamais sprinter. Mais là, je sprinte. J’ai oublié que j’étais seul, qu’il n’y avait rien à gagner, rien à décrocher, pas de médaille, pas de tee-shirt finisher, pas d’applaudissement, rien de rien. Pourtant, une espèce d’euphorie complexe me submerge : colère envers cette leucémie et ce docteur qui m’a retiré mon feu vert en course, immense satisfaction d’avoir bouclé seul la distance, une image du départ des 100 km de Millau, ces nuages blancs qui roulent dans un ciel maintenant vraiment bleu... ciel, l’intense pressentiment qu’un entraînement adapté me permettrait de passer assez vite sous la barre des 4h00 au marathon, un souvenir de Maïté et d’une neige amoureuse à Cuffies trois ans plus tôt. Je me demande aussi si le York a rejoint sa maîtresse, si la joggeuse en jaune était célibataire, combien de kilomètres s’est enfilé aujourd’hui Yohan Diniz, quel est le prochain objectif de Christian ... Le soleil est mon ami.

J’aimerai que cette dernière ligne droite de l’avenue de Pasly ne se termine pas. Même sensation qu’à l’issue de Millau : j’ai encore envie de courir !

Passage au 42,195e kilomètre. C’est la cinquième fois cette année que je passe cette distance. Aberrant : je n’arrête pas mon chrono ! Je continue jusqu’à la place Lamartine, soit 230 mètres plus loin. Pour être sûr et certain que la distance mythique est bien là. Touche arrêt. 6’18 pour les 1230 derniers mètres et ... 4h36’31 au total. P’tin, font chier ces docteurs !!! J’en ai les larmes aux yeux. Un indescriptible sentiment m’envahit. Je crois que je viens de faire l’amour avec un marathon !  ... Ou alors suis-je devenu Alice entrant au Pays des Merveilles ?


8 octobre 2013

100 km de Millau : une épreuve magique !

Tout au long de cet été, je me suis à plusieurs reprises demandé ce qui m’a bien poussé à tenter de courir les cent kilomètres de Millau. La question revient de façon lancinante à la fin de chaque sortie longue : je ne me voyais décidément pas sur cent bornes, même au terme d’un bel entraînement de 45 kilomètres le 7 septembre. Un entraînement qui pourtant suivait une distance de 42 kilomètres accomplie exactement sept jours plus tôt. Quoique ce ne soit pas franchement habituel de courir deux marathons en préparation à une semaine d’intervalle, je n’imaginais toujours pas pouvoir boucler la distance des cent.
Plus le jour J approche et plus la tension monte, plus les interrogations se multiplient. Mon organisme, malade, va-t-il tenir le coup ? Le plan de progression que j’ai concocté n’est-il pas ambitieux ? Mon alimentation, réduite à sa plus simple expression (de l’eau, du sucre, du pain d’épices), ne sera-t-elle pas insuffisante ? Le plan suivi, à l’origine sur un canevas de Bruno Heubi, le vainqueur 2005, n’a-t-il pas trop été remanié en y intégrant des sorties longues de plus de 30 km ? Est-il judicieux de vouloir faire un reportage tout en participant ? Marc, mon accompagnateur, qui comme moi découvre l’épreuve, va-t-il tenir le coup ? ... En résumé, je me perdais en questionnements.
Les quinze derniers jours sont chaotiques. Je dois d’abord attendre un feu vert médical avec un bilan sanguin dont la majorité des indicateurs sont soit dans le rouge soit dans le noir. Puis mon accompagnateur à vélo est contraint de renoncer à neuf jours du départ. Une accompagnatrice s’est bien substituée mais elle jette l’éponge à quarante huit heures du départ. A chaque chaos, une petite tension. Je n’aime pas les affaires qui ont du mal à se goupiller ! Surtout quand on s’apprête à attaquer la doyenne en France des courses d’ultra-fond sur goudron qui affiche un dénivelé positif de 925 mètres. Pourtant, comme par miracle, à quarante deux heures du coup de pistolet qui va libérer 1653 concurrents rue Jean Jaurès à Millau le samedi 28 septembre, tout reprend parfaitement sa place : mon accompagnatrice sur la première partie presque plane, le marathon, et mon accompagnateur sur la seconde partie, nettement plus vallonnée.

Je vais courir avec Thibault, un jeune de vingt-deux ans, qui, tout comme moi, s’est mis à la course à pied un an plus tôt. Nous n’avons tous les deux qu’un mince palmarès en compétition (difficile pour moi de revendiquer mes marathons des années quatre-vingt après vingt-cinq ans d’interruption ...) : lui est allé courir le marathon de Berlin, moi celui de Paris et nous avons couru ensemble un 10 km à Meudon l’hiver dernier. Nous avons chacun couru une fois ou deux depuis nos marathons respectifs, mais de là à dire que nous sommes affûtés pour s’attaquer aux collines aveyronnaises, il y a un pas bien gigantesque. Je suis même très loin d’avoir réalisé le plan souhaité, une santé défaillante m’ayant interdit toute sortie en juin. Comparativement à ceux que je côtoie et qui préparent des marathons, j’ai même plutôt peu couru : 158 kilomètres en juillet et 264 en août. Pas même soixante quinze pour cent de mes objectifs ! J’ai privilégié l’endurance fondamentale et les sorties sur terrain vallonné puisque quatre-vingt huit pour cent de mon temps d’entraînement l’a été à ces allures. Pourtant, je m’estime prêt. Allez savoir pourquoi !

Alors que durant les deux mois précédant l’épreuve, tout me portait à l’humilité et à la modestie, une fois arrivé sur place le jeudi soir, changement total de perception. J’annonce à mes accompagnateurs que c’est certain, quelque soit la façon dont va se dérouler ma course, je serai au départ l’an prochain. Un souhait qui sera conforté le vendredi après-midi quand nous allons en voiture reconnaître l’intégralité du parcours. Certes, ça grimpe, mais au final pas tant que cela. J’ai même l’impression que les pourcentages de mes terrains d’entraînement étaient plus violents que ceux qui m’attendent sur ces cent kilomètres ...
Je n’ai pas encore pris le départ que pourtant je commence déjà à prendre note des corrections à apporter pour la préparation de l’édition 2014. Marc, en grand chambellan de l’organisation, a beau marteler « Vas-y molo ! » et répéter à mon accompagnatrice qu’il faut refréner mes velléités de vitesse, cette épreuve me plaît avant même que je n’en ai couru le premier mètre. Evidemment, pas question de partir comme un chien fou ! Je me suis tracé un plan de progression, kilomètre par kilomètre, et je compte bien m’y tenir ... à la seconde près. Comment d’ailleurs imaginer aller me mettre dans le rouge vu la composition assez désastreuse de mon sang ?

Samedi 09h00, nous voilà donc tous les cinq réunis. Cinq ? Oui, parce qu’au final Evelyne qui n’était là que pour me prodiguer mille encouragements a choisi de le faire à vélo sur la première partie du parcours, la boucle de part et d’autre du Tarn. Elle portera donc le dossard "suiveur" de mon ami Thibault tandis que Rachelle passera le relais à Marc au terme du quarantième kilomètre.






Cordiale ambiance dans le peloton au départ du parc de regroupement du parc de la Victoire. A mes côtés, une petite dame dit avoir vingt-huit participations à l’épreuve. Cette année est donc la vingt-neuvième. Je reste sans voix : elle respire la forme et la santé. Son objectif ? Boucler la distance en dix-huit heures. Son meilleur temps, il y a vingt-cinq ans fut de quatorze heures. Elle me confie que Millau, c’est surtout la seconde fois que c’est difficile, que c’est à la seconde participation que les participants abandonnent. Je retiens l’information pour 2014 !

Petite balade en fanfare dans Millau via la rue des Lilas pour rejoindre le point de départ situé avenue Jean Jaurès. Pas d’odeur de lilas, mais tant pis, le soleil légèrement présent fait tout aussi bien l’affaire ! La température s’annonce idéale, du moins pour la matinée.





Avec Thibault, nous avons choisi de partir dans le dernier tiers des coureurs. Nous ne sommes pas là pour signer un chrono, mais pour terminer l’épreuve, fut-ce en vingt heures (nous avons droit à vingt-quatre heures maximum). Bon, j’ai tout de même un plan de marche un peu plus ambitieux puisque si tout va bien, j’escompte terminer en 13h11 minutes.
Dernières minutes avant le coup des dix heures. Je n’apprécie pas trop ces instants : j’ai envie d’affronter l’épreuve. Vraiment envie. Des haut-parleurs crachent une musique des années quatre-vingt. L’ambiance monte.
Dix heures. Au loin, un coup de feu étouffé libère les hourras, les applaudissements et les coureurs. En sus des potentiels futurs cent bornards, il y a un peu plus de trois cent concurrents pour le marathon. Nous allons faire route commune avec eux durant 42,195 kilomètres. Nous sommes juste le bon nombre : celui qui est suffisant pour ne jamais se sentir seul et pas trop nombreux pour ne pas se bousculer ou se gêner aux ravitaillements.

Dès les premiers mètres, j’ai l’impression d’être en terrain connu. Il faut dire que j’ai des heures durant étudié le parcours via tout ce que le web offre comme possibilités cartographiques ou satellitaires. Cela m’a permis de me préparer un plan de marche très précis intégrant la déclivité, le ralentissement afférent puis, au-delà du trentième kilomètre, la fatigue. J’avais craint un temps une température excessive, ce qui aurait été un inconvénient majeur dans mon cas, mais la météo a choisi d’être dans le camp des coureurs avec un 15° fort agréable. Les premiers kilomètres sont donc un pur plaisir. Certes, je cours un peu le nez dans mon chrono, mais c’est essentiel si je veux terminer avec le sourire.
Au sixième kilomètre, dans le village d’Aguessac, c’est le premier ravitaillement. Je suis étonné de la profusion de victuailles et du choix proposé. Comme j’ai quelques secondes d’avance sur mon timing, Thibault et moi en profitons pour boire tranquillement en marchant et avaler quelques morceaux de pain d’épices, l’organisation ayant eu la bonne idée de couper les traditionnelles tranches en petits carrés plus faciles à manger. Quelques hectomètres plus loin, à la sortie du village, nous retrouvons nos deux accompagnatrices. Le gros du peloton et des marathoniens étant déjà passé, ce n’est pas la foire d’empoigne que je redoutais. La répartition des accompagnateurs à vélo sur plusieurs centaines de mètres, de part et d’autre de la chaussée, répartis par numéros et pairs/impairs, facilite grandement les choses. Nous voilà donc maintenant non plus deux mais quatre. Avec le sourire. J’ai cependant toujours du mal à m’imaginer être parti pour cent kilomètres ...
La progression se continue le long de la vallée du Tarn que nous remontons par la rive droite. Le village de Pailhas vaut bien une photo. Cela tombe bien, j’ai un peu d’avance et Rachelle transporte mon reflex dans son sac à dos.






Rachelle nous fait remarquer que nous courons avec le regard trop fixé sur le goudron. Sa remarque est loin d’être idiote, sauf que courir la tête en l’air, c’est assurément s’assurer d’une chute sans tarder. Pourtant, cela vaut vraiment la peine de regarder autour de soi ! La montagne au dessus de Peyrelade ou de Boyne est splendide. Le Tarn, irisé de bleu turquoise et de vert anglais, est une invitation à la flânerie. Je suis étonné du nombre de campings que l’on trouve très régulièrement. L’activité touristique doit être intense l’été, ce qui signifie des routes sûrement très encombrées. Quel plaisir que cette D907 qui nous est réservée ! Sauf que le temps n’est pas au tourisme : nous avons un plat à digérer et quel plat ! Pourtant, après une douzaine de kilomètres, je n’arrive pas toujours à m’imaginer que je suis parti pour encore quatre-vingt huit !
Rachelle joue les reporters avec mon appareil : si jamais Thibault et moi n'allons pas au terme, nous aurons au moins quelques souvenirs ! Cela sert aussi à cela un accompagnateur à vélo.





Au ravitaillement de Boyne, j’ai l’impression d’être en facilité. Etant en avance de près de deux minutes sur mon horaire idéal, j’en profite pour une petite photo du ravitaillement. Et quel ravitaillement : de l’eau plate et gazeuse, du jus d’orange, du glucose, de la bière (!), du pain d’épices, des tas de fruits secs, divers gâteaux dont du pain d’épices, des petits sandwiches au pâté, au roquefort, au fromage et au jambon, du chocolat, des pâtes de fruits, des quartiers d’orange ... Je ne le sais pas encore, mais tous les ravitaillements seront pantagruéliques.
La bière et le roquefort m’étonnent assez. Quel coureur s’entraîne en avalant de telles choses ? J’imagine que cela doit être pour les marcheurs car ils semblent nombreux ceux qui sont partis pour accomplir la totalité de la distance en marchant. Je me contente du pain d’épices et de pâtes de fruits car je n’ai testé que cela à l’entraînement. S’il y a bien un endroit où il vaut mieux éviter de tester une alimentation en course, je pense que c’est bien sur un cent kilomètres !







Un carillon sonne au loin les douze coups de midi. Voilà deux heures que nous sommes partis et tout roule excellemment bien. Je prends cependant bien soin d’avaler tous les cinq kilomètres une petite gorgée d’Hydraminov, un complément vitaminique qui évite (ou limite) du fait de sa forme désacidifiante (sur une base de citrates et de bicarbonates) les risques de crampes liés à l'acidité musculaire sur les efforts de très longue durée. Je suis censé en boire trente cinq grammes dilués dans cinq cent millilitres d’eau toutes les heures, mais au bout des deux premières heures, la première bouteille n’est pas encore vide alors que je la partage avec Thibault (qui lui est potentiellement sujet à des crampes). Je n’ai jamais bu énormément –je suis même du style chameau puisque je n’ai bu à l’entraînement que quatre-vingt cinq centilitres sur quarante kilomètres– et je reste pour le moment sur les mêmes bases. Thibault par contre boit pour deux. Il doit même faire une pause tous les cinq bornes pour se délester !





Courir sur une base de treize heures pour cent kilomètres n’est pas un rythme élevé, ce qui permet de profiter du paysage. D’échanger avec d’autres coureurs aussi, car depuis le cinquième kilomètre, je commence à voir les mêmes têtes, tantôt devant, tantôt derrière au gré des ravitaillements ou des aléas du terrain. Dans certaines lignes droites, j’aperçois le petit fanion du meneur d’allure "13 heures" qui flotte au loin. J’ai hésité un moment à le suivre, puis j’ai préféré m’en tenir scrupuleusement à mon plan de marche. J’ai remarqué que sa progression était plus rapide que la mienne sur la première partie puis plus lente ensuite sur la boucle où se comptent les principales difficultés. La raison me pousse à m’en tenir à mon plan : si jamais je suis dans le rouge dans la seconde partie, c’est bien que je n’aurai pu aller plus vite sur la première !
Comme j’ai néanmoins tendance à courir un peu plus vite que le rythme choisi, les épisodes de marche sont assez fréquents. Thibault me suit scrupuleusement. Nous avons décidé de faire route commune jusqu’au passage du quarante deuxième kilomètre. Je suis persuadé qu’il va ensuite s’envoler compte tenu de son âge et de sa fougue.

Le passage au vingtième kilomètre dans le village du Rozier se fait presque exactement sur le tempo prévu : une petite minute d’avance. Le ravitaillement est vite expédié car je sais que les difficultés débutent dès la sortie de Peyreleau avec une vraie côte. Il y un passage à 8,8 % sur deux cent cinquante mètres avant une série de petites montagnes russes sur près de neuf kilomètres. Pas question d’y jouer le fanfaron ! Ma petite minute d’avance va permettre de marcher dès que je sentirai quelques tensions musculaires.
Sur le papier, avant le départ et durant ma préparation, ces premières côtes me faisaient un peu peur. Je m’étais bien tracé un parcours d’entraînement avec des déclivités qui pouvaient ressembler à ce qui allait m’attendre dans l’Aveyron, mais je sais par expérience que quelque soit la préparation rien ne vaut l’expérience de la compétition et que rien ne se passe jamais vraiment comme on l’a écrit sur la partition.
Après avoir franchi le Tarn avec au passage une vue splendide sur la rivière et la vallée, nous voilà donc dans ce qui fait office d’apéritif dans le copieux menu du jour. Certes, ce n’est pas long, mais il y a un passage avec une boucle comme dans la montée de l’Alpe d’Huez. Peu de coureurs sont alors en mode course à pied. Certains cyclistes mettent aussi pied à terre. Pour moi, cela va excellemment bien, sur un tempo de marche rapide. Je dois même me refréner quand je vois que je dépasse trop de monde. A vélo, Rachelle et Evelyne ont toujours le sourire. Que du bonheur !





Nous voilà donc maintenant sur la rive gauche du Tarn. Avec Thibault, nous tentons de profiter des quelques rares ombrages afin de se protéger d’un soleil qui commence à poindre. Le soleil, c’est un peu mon ennemi. Pour l’instant, il a été très peu présent et c’est une bonne chose. Mais les nuages commencent à s’estomper, je n’aime pas franchement cela.
Jusqu’au village de la Cresse, la route est campagnarde. Peu de spectateurs mais la densité des coureurs est encore élevée d’autant qu’il y a encore bon nombre de marathoniens parmi les cent-bornards. A l’entrée d’une petite fermette, une fillette distribue les prunes du verger parental. C’est proposé avec beaucoup de spontanéité et de bonne humeur, mais les prunes, là, je vais éviter. Deux cent mètres plus loin, je réalise que j’aurai quand même pu prendre le temps de faire une photo. Bon, l’arrêt photo sera un peu plus loin, pour figer Thibault et nos deux accompagnatrices !







Après le trentième kilomètre, la traversée du village de La Cresse sous le soleil est splendide avec vue sur le Tarn en contrebas, quoique le petit raidillon avant de toucher le sixième ravitaillement est assez casse-pattes. Comme le chrono m’indique à nouveau une petite avance, je prends le temps de marcher calmement pour avaler quelques petits morceaux de pain d’épices et boire un verre de glucose. L’organisation a disposé des poubelles cinquante et cent mètres après les tables de ravitaillement mais certains participants ont du mal avec la propreté et des gobelets sont au sol. J’ai malheureusement constaté une bonne dizaine de fois des petits tubes de concentré vitaminique au sol, ce qui est vraiment un sans-gêne caractérisé quand on s’en vient courir en pleine campagne. Peu après La Cresse, un coureur jette son gobelet au sol alors qu’à sa gauche son accompagnateur vélo dispose  de deux paniers permettant d’éviter ce geste. Je me serai bien fendu d’une remarque mais le gars est trop loin devant pour que je sprinte afin de le sermonner.
Rachelle, en accompagnatrice attentionnée, a réapprovisionné la bouteille d’Hydraminov. Je m’efforce d’en boire un peu mais je n’ai pas soif. Je ne parviens pas à boire beaucoup, cela me turlupine et la phrase maintes fois lue d’ « un litre par heure de course » tourne et retourne dans mon esprit. Ne vais-je pas le payer comptant sur la seconde partie de l’épreuve ? De son côté, Thibault est exactement à mon opposé. Il court avec un camelback qui contient deux litres d’eau et il l’a déjà rechargé une fois. Sans compter qu’il boit à chaque ravitaillement. Bon, à nous deux, nous faisons la moyenne. Par contre ne boit-il pas trop puisqu’il s’arrête quasiment tous les cinq kilomètres pour le trop plein ?

Sortie de la Cresse, panneau Millau à sept kilomètres. Quoi ? Bientôt la fin du marathon ? Je n’ai pas vu le temps passer. Et pourtant, voilà bien trois heures cinquante que je fais corps avec le tarmac. Bon, il ne faut pas se réjouir trop vite ! Plusieurs habitués de Millau m’ont écrit que l’épreuve débutait au soixantième, voir au soixante-dixième kilomètre.
La route qui mène maintenant vers la préfecture de l'Aveyron est un long faux plat descendant. Cela permet de garder un bon rythme de progression. Voilà déjà le panneau qui annonce le retour à Millau. Une photo à ne pas manquer !




Au quarantième kilomètre, Marc nous attend. Il va prendre le relais sur la seconde boucle. Nous quittons Rachelle et Evelyne qui vont maintenant se reposer. Nous les retrouverons à l’arrivée. Le retour est prévu pour 23h15 et au quarantième kilomètre, nous sommes exactement sur les bases calculées cet été, soit 4h56 au camping des Érables  Petit au revoir, nième remerciement et tandis que Marc et Rachelle échangent le sac qui transporte notamment mon appareil photo, je continue avec Thibault vers l’arrivée du marathon, Marc devant nous attendre –comme tous les autres suiveurs à vélo– à l’extérieur du parc de la Victoire.

Les derniers mètres dans le parc sont en montée. Je pense qu’au bout des cent kilomètres, on va sérieusement les sentir ! A cette heure, avec une foule de spectateurs assez dense, les applaudissements aident à oublier la déclivité. A l’entrée de la salle où est installé le podium, futurs centbornards et marathoniens sont séparés par deux bénévoles porteurs du maillot de l’édition 2013, comme d’ailleurs tous les bénévoles rencontrés lors des ravitaillements. Pour les uns, l’épreuve est finie. Pour les autres, dont je suis, il ne reste "que" 1,37 marathon …
Pour l’instant, l’heure n’est pas à penser à ce qu’il reste à parcourir mais plutôt de profiter du moment. Je viens de clore le marathon en 5h12, soit exactement le tempo prévu. Je crois que c’est la première fois de ma vie que je suis exactement en accord avec une prévision sportive ! Avec une grande satisfaction, celle de constater une belle progression depuis mon désastreux marathon de Paris en avril bouclé en 5h56, puis un 5h32 à l’entraînement fin août et 5h16 début septembre mais sur un parcours quasiment plat. Et cette fois sans le souci du marathon d’avril. Rien que cela me rend euphorique !
A peine après avoir franchi le seuil de la salle d’arrivée, je débouche immédiatement sur le ravitaillement. Thibault me quitte quelques instants car il souhaite se changer, une opportunité offerte par l’organisation et que je n’ai pas retenue dans la mesure où aucune goutte de pluie n’était prévue en journée. Si nécessaire, je me changerai au soixante-dixième kilomètre, avant la nuit. Il est prévu que nous nous retrouvions à la sortie du parc où patiente Marc. En attendant, quelques morceaux de pain d’épices, quelques pâtes de fruits et deux verres d’eau sont tranquillement appréciés. Je découvre en repartant que la zone de chronométrage au terme du marathon est située après le ravitaillement. Mon temps officiel sera donc de 5h20.

A la sortie du parc de la Victoire, je retrouve Marc qui a accroché le dossard "suiveur" 1489 précédemment porté par Rachelle. Il s’apprête à repartir avec moi, mais je préfère qu’il attende et suive Thibault qui n’a pas fini de se changer. Il refuse dans un premier temps. J’insiste. Primo, je ne veux pas laisser Thibault tout seul à l’arrière puisque nous sommes ensemble depuis le premier mètre ; deuzio, cela me permet de me reposer sur quelques hectomètres en attendant qu’il me rejoigne. Si tout c’est excellemment bien passé jusqu’à maintenant, je suis bien conscient que les choses sérieuses vont bientôt débuter et quelques minutes de moins vite ne sont pas à refuser. 

La traversée dans Millau est encombrée de voitures. Difficile pour les organisateurs de bannir toute circulation en plein centre et sur la départementale d’accès aux zones commerciales situées au sud de la ville. C’est moins plaisant pour les coureurs, il faut un peu de vigilance surtout dans le boulevard de l’Ayrolle et la rue Louis Blanc assez étroite et lors du passage du pont Lerouge sur le Tarn. Les concurrents sont un peu plus espacés du fait de la disparition des marathoniens mais les encouragements de bon nombre de personnes aux terrasses des bars sont bien sympathiques.

La sortie de Millau par les avenues de Guyenne et Marc Corneillan est assez insipide. Cela ne dure pas bien longtemps. Voilà déjà Creissels, le dixième ravitaillement, situé à gauche de la route dans un virage sur la place du 19 mai 1962. Déjà plus de quatre kilomètres parcourus depuis que j’ai laissé Marc. Je fais vite parce que je pense que Thibault est sur mes talons et je ne voudrai qu’il me double sans m’apercevoir à l’occasion de cet arrêt. La halte n’en est donc pas franchement une : un verre de glucose et trois pâtes de fruits et me voilà reparti. Fin de la traversée de la zone commerciale. Ce sera la partie la moins plaisante du parcours, heureusement très courte.

Au rond point de l’avenue Jean Monet avec le viaduc de Millau en toile de fond, un véhicule de gendarmerie est en travers de la voie. La départementale 992 est dorénavant intégralement réservée aux coureurs. Cent mètres avant, un panneau "Saint-Affrique 27 km". Difficile de ne pas avoir un petit frisson !
Après l’apéritif au sortir de Peyreleau, voici le premier plat du menu Millau 2013 : une côte de cinq pour cent durant deux mille six cent mètres. Sur mon descriptif, cette zone est surlignée en rouge. Pas question d’y faire le fanfaron. J’ai prévu d’y progresser à dix minutes au kilomètre, soit une marche à peine soutenue.

La route, toboggan argenté sous un soleil cette fois bien présent, est un long chemin coloré par les maillots des futurs centbornards. Dommage que je n’ai pas mon appareil photo resté dans la sacoche de Marc ! Pas mal de cyclistes sont à la peine et marchent en poussant leurs vélos à côté des coureurs. Peu de coureurs sont sans accompagnateurs, ce qui me renvoie immédiatement vers Marc. Je me décide à l’appeler (mon téléphone se faisant vieux, il est en mode avion depuis le départ afin d’économiser les batteries). Surprise, Marc a bien récupéré Thibault mais l’arrêt de Thibault à Millau a duré plusieurs minutes et ils ne sont pas encore parvenus au ravitaillement du quarante-sixième kilomètre. J’ai donc presque deux mille mètres d’avance. Que faire ? Les attendre au rond-point en compagnie des gendarmes ou continuer à petite vitesse dans la montée ? J’opte rapidement pour la seconde solution. D’abord parce que le soleil est bien au zénith, ensuite parce que je redoute un peu cette première vraie difficulté et je préfère la gravir à petite allure.


Quoique marchant, je dépasse plusieurs coureurs dans la longue montée qui passe sous le viaduc. C’est assez majestueux. Si le béton du pont est gris, ce géant autoroutier des airs est blanc sous le soleil. Je ne sais pas si c’est beau, mais c’est imposant et très impressionnant. Beaucoup de concurrents en profitent pour figer l’instant avec leur photophone. Au sommet, ils s’y photographient aussi entre eux. Une concurrente me propose de me prendre quand je passe sous le pont, mais comme plus loin il y a la prise de vue officielle du cinquantième kilomètre, je décline l’offre. Je n’ai pas non plus très envie de stopper en plein soleil et je rappelle Marc pour savoir où il en est avec Thibault. Les nouvelles de l’arrière ne sont pas bonnes : ils ne sont pas encore parvenus au rond-point où est postée la gendarmerie. Malgré le fait que j’ai marché durant plus de vingt minutes, Thibault ne m’a pas repris un seul mètre. Je commence à m’inquiéter un peu : voilà plus d’une heure que je n’ai pas bu mon complément vitaminique. Je n’ai même qu’un verre de vingt centilitres de glucose dans le gosier depuis le passage par Millau et je trouve qu’il commence à faire trop chaud. Attendre sur place ? Impossible, la température est trop élevée à mon goût. Comme la route n’est plus qu’une descente vers le ravitaillement de Saint-Georges de Luzençon, je choisis d’enquiller au plus vite vers ce village.

Peu après le cinquantième kilomètre, je dépasse le meneur d’allure "14 heures" et sa petite troupe de fidèles. Je les ai eus en ligne de mire durant toute la montée vers le viaduc. Cela m’a chagriné que de me savoir en retard sur mon horaire du fait d’avoir attendu Thibault. C’est donc avec plaisir que je dépasse la petite douzaine de personnes dans le sillage du fanion. J’ai de bonnes jambes et je progresse sur un bon rythme. Je dois me modérer à plusieurs reprises en tournant en boucle le refrain : « Patience, je ne viens que de passer la moitié de la distance ! ». Mais je commence à avoir soif et je ne ralentis pas franchement.
Un convoi de véhicules et de motards m’annonce en sens inverse l’arrivée imminente du premier de la course. Un tableau d’affichage mobile du chronomètre le précède. Je fais vite le calcul qu’il me devance de près de cinq heures. Pourtant loin de me décourager, cette rencontre me donne un second souffle. La route est large, je me déporte à gauche pour l’encourager. Plusieurs minutes plus tard, je croise le second. Je suis étonné de l’écart important qui les sépare. Puis voici le troisième ou le quatrième peut-être, un aveugle relié par une petite cordelette de son poignet au vélo d’une femme. Je déplore qu’il ne soit pas autant accompagné que le premier qui disparaissait dans une nuée de cyclistes. Je l’encourage vivement. D’autres coureurs font de même. Cette rencontre et cette abnégation pour courir cent bornes en étant aveugle me redonnent un peu d’énergie quoique à cet instant je n’aie nul besoin de supplément pour bien avancer. Le dossard 1046 ne figurera pourtant pas dans le classement final. Abandon de dernière minute ou panne de la puce intégrée à son dossard ?
Voici déjà Saint-Georges et son ravitaillement aménagé dans une salle communale. A nouveau pléthore de victuailles, de sourires des bénévoles et cette fois des tables de massage où quelques coureurs tentent de retrouver un second souffle musculaire. Je me contente d’un verre de glucose, d’un verre de Pepsi-Cola (en espérant que cette "nouveauté" ne me causera pas de troubles intestinaux) et trois ou quatre pâtes de fruits. Je repars sur le champ. Je viens en effet de parcourir près de trois kilomètres sur un rythme bien soutenu et si je m’arrête, je risque vite d’être pris de vertiges. Cela m’est souvent arrivé à l’entraînement de même qu'au marathon de Paris en avril. Une cause de ma leucémie et/ou de mon déficit en hématies peut-être. Le cas s’est aussi produit le matin dans le village de Rivière-sur-Tarn quand Rachelle avait souhaité me prendre en photo devant deux jeunes bénévoles au ravitaillement coiffées de perruques multicolores. J’avais dû me rattraper à une banderole publicitaire car je commençais à voir trouble. Cette fois sans mon accompagnateur, je préfère éviter ce genre de mauvais gag. Je choisis de continuer sur un pas lent dans le très long mais léger faux plat montant qui conduit à Saint-Rome de Cernon. Thibault m’y rattrapera. Sauf qu’un appel à Marc m’indique vite le contraire : non seulement Thibault ne me rattrape pas mais ma descente en mode accéléré après le viaduc de Millau semble avoir sérieusement augmenté l’écart qui nous sépare. Je commence à être très inquiet : voilà onze kilomètres que je n’ai pas avalé mon complément vitaminique. Aussi j’espère que les deux petits verres de glucose que j’ai avalés à la sortie de Millau puis à Saint-Georges ne sont pas du charlatanisme. Je n’ai en effet jamais ingurgité ce genre de boisson, mais depuis le départ je pense qu’une petite dose de sucre en plus ne peut pas m'être handicapante.

Au sortir de Saint-Georges, en sens inverse la densité de coureurs qui sont déjà passés par Saint-Affrique commence à augmenter petit à petit. J’ai rattrapé un marcheur ou lui m’a rattrapé, je ne me souviens plus exactement, et nous applaudissons chaleureusement au passage de ceux qui sont déjà sur le retour vers Millau. Je n’ai plus mon appareil photo, je loupe plein de clichés pour mon reportage. J'essaye de me consoler en me disant que pour l'instant mon cheminement se passe excellemment bien et que c'est le principal. D'ailleurs tout l'été, je me suis interrogé si c'était judicieux de tenter un reportage tout en participant.

Le marcheur que j’accompagne progresse sur un bon rythme, nous dépassons plusieurs concurrents. Le meneur d’allure "14 heures" me repasse avec un petit groupe de coureurs qui me semble avoir diminué de taille. Sa présence à cet instant de la course me tracasse un peu. J’ai étudié en détail les temps de passage intermédiaires de ce meneur. J’ai noté que mon plan de marche différait du sien sur un point important : j’imaginais aller un peu plus vite sur la première partie de l’épreuve. Oh ! Pas de beaucoup : quatre minutes plus rapidement au marathon, puis j’accusais sept minutes de retard au soixantième kilomètre où nous allons bientôt parvenir. Le fait de l’avoir dépassé me tracasse un peu : n’ai-je pas été trop rapidement dans la montée vers le viaduc et surtout dans la descente vers Saint-Georges ? Dans l’absolu, je n’aurai dû dépasser ce meneur qu’après Saint-Affrique, soit dans plus de treize kilomètres. J’hésite pourtant un instant à le suivre, histoire d’être dans un groupe en cas de défaillance. Au final, je continue avec mon marcheur.

A Pont du Dourdou, le ravitaillement du cinquante-septième kilomètre est rapidement oublié : mon compagnon du moment, habitué de l’épreuve, préfère l’ignorer à cause d’une sonorisation tonitruante. J’avoue qu’il a raison : deux haut-parleurs branchés sur un groupe électrogène crachent de façon quasi assourdissante une musique des années quatre-vingt. Cela ne correspond pas franchement à la quiétude du calme Cernon qui coule à notre gauche. En l’absence de mon suiveur vélo, je ne peux cependant absolument pas sauter un ravitaillement. J’avale donc un verre de glucose dans un déluge de décibels, ce qui n’est effectivement pas très plaisant.
Nous applaudissons chaleureusement au passage de la première féminine. Sa foulée est enlevée et alerte, elle doit figurer en douzième position. Elle me redonne envie de courir, de tenir le tempo que je me suis fixé mais mon absence de compléments vitaminiques m’inquiète de plus en plus. Je dois absolument retrouver Thibault et Marc.
Un peu après, deux ambulances et un motard de la Sécurité Civile s’affèrent auprès d’un coureur allongé dans le fossé que les secouristes installent sur une civière. Une image pas très rassurante. Depuis que je suis reparti de Millau, les passages d’une moto d’intervention rapide sont réguliers. Ce qui signifie que nous sommes vraiment rentrés dans le dur.

Saint-Rome de Cernon, ravitaillement du soixantième kilomètre. Beaucoup de monde. Des spectateurs, plus de vingt bénévoles derrière une gigantesque table de ravitaillement, des coureurs qui comme moi vont vers Saint-Affrique ou d’autres qui en reviennent, des toilettes, une salle de massage importante, une équipe de télévision qui questionne des participants. Je devais atteindre ce point à 17h39 et j’en suis à 7h40 de course. Si je tiens compte du différentiel de 1’45 entre le coup de feu de départ avenue Jean Jaurès et mon passage sous l’arche de départ, je suis même en avance de quarante-cinq secondes. J’en éprouve une grande satisfaction, d’autant que je n’ai absolument jamais forcé. J’appelle immédiatement Marc pour savoir où il en est. Catastrophe ! Thibault a eu un souci musculaire, il s’est arrêté à Saint-Georges de Luzençon pour passer sur la table de massage. L’arrêt s’est prolongé et il avance à petite vitesse. Petit coup au moral. Que dois-je faire ? Continuer seul ? Mais sans mon complément vitaminique, j’estime le risque majeur. Attendre ? Mais ne vais-je pas me refroidir ? Nous voilà au pied du premier plat principal du menu Millau : la côte de Tiergues, un pourcentage moyen de presque cinq pour cent sur quatre mille mètres. On ne rigole plus ! Je pense à ce passage depuis des mois, j’en ai rêvé, je l’ai vu et revu au travers de Google Maps, j’ai étudié toutes les côtes de ma région pour trouver un terrain d’entraînement similaire, j’ai vécu Millau matin, midi et soir depuis plus de deux mois. J’en envie d’affronter la chose. Pas d’attendre à son pied !
Je téléphone à Rachelle pour lui donner quelques nouvelles. Elle me conseille de poursuivre, d’appeler Marc et de lui demander de me rejoindre en laissant Thibault continuer seul, que Marc est mon suiveur vélo, pas le sien. Oui, mais voilà, c’est moi qui ai parlé de cette épreuve à Thibault, c’est moi qui l’ai poussé à s’engager, nous sommes côte à côte depuis le départ. Enfin presque puisque voilà dix-huit kilomètres que je chemine tout seul. Je ne me vois pas abandonner Thibault à son sort. Ce n’est pas dans ma vision de la solidarité, surtout s’il en est à passer par la table de massage. Je ne comprends d’ailleurs pas bien comment Thibault peut avoir des crampes. J’ai bien prévenu Marc de lui faire boire régulièrement mon complément dont un des effets est justement d’éviter les crampes ! Moi qui croyais que Thibault aller s’envoler comme une gazelle après Millau, le voilà en fâcheuse posture. Rachelle n’est pas loin de me faire changer d’avis. D’autant que si je ne suis pas venu à Millau pour réaliser une performance sportive et que je me suis un peu obligé à penser que quinze heures pour couvrir la distance serait une réussite, en mon for intérieur, j’ai envie de réaliser ce 13h11 qui est inscrit au bas de mon plan de course. Même 13h10 ! Fatuité du chrono, je l’avoue. Peut-être aussi l’envie orgueilleuse de prouver à mon hématologue que son veto sur mes projets professionnels, c’est peut-être un peu n’importe quoi.
Cela bouillonne sous mon crâne. Continuer seul et laisser Marc avec Thibault ? Oui, mais Marc s’est engagé à mes côtés pour m’épauler, nous nous sommes entraînés ensemble sur des profils typés Millau. Il m’est impossible de le laisser seul avec mon ami. Cela ne se fait pas et je ne fais pas aux autres ce que je n’aimerai pas que l’on me fasse. Aussi je choisis d’attendre Marc et Thibault et de poursuivre ensemble. A contrecœur, mais en adéquation avec mes principes. Cela n’a jamais été simple de vivre conformément à ses principes …  Après tout, maintenant que Thibault s’est refait une santé au massage de Saint-Georges, le délai de moins de quinze heures reste toujours possible. Je me suis initialement fixé cette limite car je n’ai pas envie de marcher trop longtemps de nuit. Surtout pour une raison de sécurité. Si j’ai de légers vertiges comme cela m’est arrivé au marathon de Paris ou lors de mes entraînements, je sais que je peux vite trébucher. D’ailleurs, j’ai déjà chuté une fois à l’entraînement. Alors de nuit, la vision imparfaite de la route ne me plaît pas du tout. Moins longtemps nous progresserons de nuit, moins j’aurai de possibilités d’avoir à gérer ce type de souci.

Sans cesser de tourner en rond pour ne pas me refroidir, j’avale quelques pâtes de fruits et deux verres de glucose. Je n’ai ni vraiment faim, ni vraiment soif. Je suis assez étonné de mon état de fraîcheur. Il est vrai que mon plan de marche était basé sur le minimum "vital". Mes projections lors de mes longs entraînements indiquaient plutôt 12h30, voir même moins.
Le temps passe. Je téléphone à ma sœur pour la rassurer car initialement elle souhaitait venir m’encourager. Je joins aussi mes enfants restés dans le nord. Mon fils a vu sur le suivi en direct de l’organisation via internet que j’étais passé au marathon dans le temps prévu. Il n’est pas le seul à me suivre. Sur le forum courseapied.net, plusieurs des habitués du Café des Marathoniens ont constaté que j’étais passé sur les bases projetées et m’écrivent quelques mots d’encouragement. Je ne lirai ces messages qu’une fois de retour chez moi. Cela m’a vraiment fait plaisir. J’ai été touché de ces encouragements émanant parfois de personnes que je n’ai jamais croisées qu’en virtuel !

Le temps passe, les coureurs aussi. J’ai bien mon dictaphone mais je n’ai pas le cœur à me focaliser sur mon reportage. La densité de participants en sens inverse est de plus en plus importante. Toutes ces personnes sont sur des bases de moins de dix heures. Ils seront d’ailleurs exactement 99 à terminer sous les dix heures.
Les minutes passent. Les dizaines de minutes passent. Je m’impatiente. Je n’ose m’asseoir de peur de ne pouvoir repartir. Je constate que la salle de massage marche à plein. Il y a presque la queue pour attendre de recevoir les soins malgré une demi douzaine de kinés. Je rappelle Marc pour savoir où il en est avec Thibault. Ils viennent de passer le raffut musical du ravitaillement précédent. Bon, ils ne devraient plus tarder.



Avec le temps qui fuit et le soleil qui commence à descendre derrière les collines, j’ai l’impression que mes muscles se sont totalement refroidis. Je tourne en rond en faisant des allers-retours le long de la table de ravitaillement, je regarde les équipements des suiveurs vélo parce que je suis déjà projeté dans l’édition 2014. Et toujours les minutes qui s’égrènent. Enfin au loin le plastron rouge de Marc. Thibault marche. Je regarde mon chronomètre. Il est 18h37 ! Voilà donc cinquante-neuf minutes que je suis planté trente mètres devant l’église de Saint-Rome mais je suis toujours incapable de dire à quoi elle ressemble. Perdu dans mon attente, je n’y ai prêté aucune attention.
Thibault et Marc vont grappiller quelques victuailles. Je souhaite repartir, mais Thibault n’est pas au mieux. Sur le coup, je n’y prête pas attention, mais il a les traits tirés. Je le remarquerai, mais une fois de retour chez moi … sur les photos que j’ai prises puisque j’ai récupéré Marc, donc mon appareil reflex. Ses soucis musculaires sont toujours présents. Il repasse rapidement par la salle de massage, fait quelques étirements sur les grilles placées devant la table de ravitaillement. Je m’impatiente de plus en plus. J’avale une gorgée de mon Hydraminov. Pour me changer les idées, je pars photographier les bénévoles qui officient en cuisine. Je suis au taquet … mais froid, comme si je n’avais pas déjà couru soixante bornes. Quand nous quittons enfin le voisinage de cette église que je suis toujours incapable de décrire, il est 19h10. J’aurai donc stoppé quatre-vingt dix minutes. Il ne va pas falloir flâner en route si je veux parvenir à Millau au terme de quinze heures de course !



Dès la reprise de la route vers Saint-Affrique, Marc me demande de repartir modérément. Conseil bien inutile ! M’étant totalement refroidi, je sais qu’il me faut quinze bonnes minutes avant de pouvoir courir en montée sans me mettre dans le rouge. Heureusement, le premier kilomètre est en faux-plat. Thibault a pris ses bâtons de marche qu’il avait prévus au relais de Millau. Ils sont repliables et peuvent être placés dans le sac de Marc. Je ne sais pas si c’est une bonne idée que ces bâtons, mais comme Thibault les as testés sur un trail de quarante kilomètres en juin, je ne dis rien. Si cela peut l’aider à gravir d’un bon pas la côte de Tiergues, autant qu’il en profite !
Ce que Marc ne m’a pas dit (ou ce que je n’ai pas entendu), c’est que son "modérément" ne s’appliquait pas vraiment à moi mais plutôt à Thibault. Ma progression ralentie sur les premiers hectomètres de la côte est encore trop rapide pour lui. Je ne m’en rends pas compte immédiatement. Dans toute la côte, j’essaye, en marchant, d’être sur le rythme lent que j’avais prévu, soit 9’30 au kilomètre. Toujours un petit pas devant Thibault pour l’entraîner, l’encourager. Je me rends cependant compte que son placer de bâton est saccadé, qu’il paraît manquer de souffle et que ce souffle n’est pas totalement régulier. J’essaye cependant de garder la cadence. On enclenchera la vitesse supérieure dans la longue descente qui va ensuite nous mener vers Saint-Affrique. La nuit est tombée, assez rapidement d’ailleurs. Les coureurs, toujours plus nombreux en sens inverse, se transforment de plus en plus en lucioles. Des lucioles parfois hésitantes.
Au croisement de la côte de Tiergues et de la D993, c’est en terminé de l’antépénultième bosse de l’épreuve. Finalement, elle se passe très bien. Cependant, cela pouvait difficilement en être autrement. Thibault et moi l’avons grimpé totalement en marchant plus de dix minutes plus lentement que prévu. J’essaye de reprendre la course à pied mais Thibault abdique rapidement. Cette fois, il est vraiment moins bien. Il chemine souvent dans le bas côté herbu pour économiser les chocs dus au goudron. La nuit, sans plus d’éclairage que celui des zones habitées traversées ou celle de la lampe avant du vélo de Marc, cela me semble une mauvaise idée. Je stoppe quelques instants pour enfiler mon gilet de sécurité jaune fluorescent et prendre ma lampe frontale. Je repars en courant pour rejoindre Thibault qui ne s’est pas arrêté. Je suis prêt à courir ainsi jusqu’au ravitaillement de Saint-Affrique, mais c’est impossible pour lui. Il commence à envisager de renoncer. Je tente de l’en dissuader, sans lui donner la vraie raison d’ailleurs. M’étant arrêté quatre-vingt dix minutes à Saint-Rome de Cernon pour l’attendre, il m’apparaît impossible qu’il jette l’éponge maintenant. Je n’ai pas patienté aussi longtemps pour qu’il renonce dix kilomètres plus loin !
A trois ou quatre reprises durant la longue descente vers Saint-Affrique, Thibault abordera cette question du renoncement. J’essaye de valoriser le chemin parcouru, déjà soixante-sept kilomètres, ce qui pour lui comme pour moi est un record du monde de nous-mêmes (!). Rien que cette pensée me motive à rajouter dix mètres, dix hectomètres, dix kilomètres. Visiblement, cette motivation ne marche pas complètement avec mon ami. Nous rejoignons donc le quatorzième ravitaillement, au soixante et onzième kilomètre à petite vitesse. Dans notre sens, les rangs des probables centbornards se sont éclaircis tandis qu’ils sont très denses dans le sens retour.

Nous pénétrons officiellement à 22h38’49 dans la salle où campent chronométrage, massage, affaires de rechange et ravitaillement. Au lieu d’une prévision établie à 19h09’45. Ah oui ! Quand même deux heures treize pour accomplir les onze kilomètres entre Saint-Rome et ici. Nous avons sérieusement lambiné depuis Saint-Rome ... Sur le forum courseapied.net, ceux qui me suivent ont posté en commentaire : « Ouhlà, 22h38 … il en chie mais quel courage. Allez Phauto ! » (mon pseudo sur le forum). Quand je vais découvrir ce commentaire trois jours plus tard, j’exploserai de rire.

Sentant que Thibault est limite-limite de la zone rouge et d’un éventuel renoncement, je le laisse passer sur la table de massage, se changer, se ravitailler sans lui mettre la pression. Je passe par la case toilettes, la première fois depuis le départ le matin à 10h00 (!). Je m’occupe vaguement en prenant quelques photos et en tentant de remotiver quelques concurrents qui rendent leur dossard. Je suis impressionné par la pile de dossards rendus, entassés sur une table dans le hall d’entrée. Une centaine peut-être. J’essaye de remotiver un coureur bien plus jeune que moi qui renonce uniquement parce qu’il en a marre de l’épreuve. Il n’est ni blessé, ni fatigué. Il en a juste assez. C’est là que tout ce que j’ai lu sur le fait que Millau se réussit à cinquante pour cent au moral prend tout son sens.



Je discute avec d’autres personnes qui sont à la limite du renoncement, en utilisant le langage déjà utilisé avec Thibault : « Vous rendez-vous compte que vous venez de parcourir soixante et onze kilomètres ? Combien de fois dans votre vie avez-vous couru une telle distance ? … Jamais ? Alors c’est une première, c’est magnifique, non ? Voyez ce que vous venez de faire et oublier qu’il vous en reste vingt-neuf ! Dans un kilomètre, vous aurez encore amélioré votre performance ! ». Mes interlocuteurs sourient. Un suiveur vélo lance à Marc : « Il a sacrément le moral votre copain ! ». Oui, j’ai le moral. Depuis des mois. J’ai lu que Millau, c’est au moral que cela se termine. Alors je me suis forgé un moral en conséquence. Et puis, j’ai un compte à régler avec mon hématologue qui semblait douter que je puisse courir vingt kilomètres, puis un marathon. Je n’aime pas ce doute du praticien. Evidemment, cette raison, je ne peux l’expliquer à mes interlocuteurs.



Quand nous repartons de Saint-Affrique, les rangs se sont sérieusement éclaircis. L’arrêt aura duré cinquante-huit minutes. Au fond de moi, je suis autant désolé que contrarié. Dans tout ce que j’avais imaginé, il y avait tout (impossibilité de prendre le départ, renoncement du fait de ma santé, malaise, mon souci du marathon de Paris, blessure, crampe, ampoule, problème de digestion ou chute de mon suiveur). Tout sauf une défaillance de mon ami. Je ne sais pas pourquoi mais j’étais parti du principe que Thibault allait être une gazelle. Erreur que je regretterai amèrement une fois de retour chez moi quand je découvrirai que le tempo que j’avais choisi, soit 13h11, aurait été pour mon ami synonyme du troisième meilleur temps absolu dans la catégorie espoir (moins de 25 ans) depuis 2006. Ce n’est pas mon ami qui a failli, c’est moi qui l’ait entraîné dans la souffrance … Affaire mal préparée signifie affaire mal réalisée !



Quand nous repartons, je sais que mon projet de boucler le parcours en quinze heures est maintenant impossible. Le masseur m’a avoué avoir dû traiter des muscles d’une dureté fort importante, « proche de la crampe annonciatrice de l’abandon ». Il est alors clair que mon but n’est pas de pousser Thibault à aller vite mais uniquement de l’amener à Millau, fut-ce en 23h59. J’essaye cependant de le presser un peu parce que vingt secondes devant nous est reparti un groupe de trois concurrents dotés de bâtons de marche, comme Thibault. Avec leurs accompagnateurs vélo, cela fait un petit groupe qu’il me semble utile de rejoindre pour tenir le moral de mon ami d’autant que le groupe semble empreint d’une forte dose de bonne humeur. Un grupetto à Millau et en pleine nuit, l’idée me plaît bien ! L’air de rien, j’essaye d’accélérer un peu le pas dans la courte rue Victor Hugo pour que nous recollions au groupe. Je sais que cela va vite monter. Longtemps, très longtemps. Il faut absolument que j’arrive à recoller Thibault à ce groupe avant que nous n’atteignions la rue du Lion d’Or qui débute une côte de 7450 mètres. Le plat principal de Millau en quelque sorte.
Mes efforts sont vains. La montée débute. J’essaye encore l’air de rien et tout en parlant d’allonger le pas. Marc lance un « Pas trop vite les gars ! » que je maudis. Cent mètres de côte, deux cent mètres, trois cent mètres, insensiblement le petit groupe devant s’éloigne de plus en plus. Je me demande un court instant si cela ne vaut pas le coup de sprinter un peu pour le rattraper mais le conseil du masseur de mon ami « d’y aller molo jusqu’à Millau » me fait abandonner le projet. Dommage ! Le groupe devient rapidement un petit nuage de lucioles qui vacille dans la nuit. Nous sommes maintenant tous des lucioles séparés par quelques décamètres. Seuls les cyclistes, à la peine (pas évident de pédaler en côte à la vitesse d’un coureur qui marche !), paraissent des lucioles ivres, un coup à droite, un coup à gauche.

A la sortie de Saint-Affrique et alors que la nuit nous engloutit, Thibault entame un répertoire de chansons du registre scout. Je me réjouis de le voir reprendre un peu d’entrain. Malheureusement, quinze minutes plus tard, les cordes vocales se taisent et je sens qu’il est reparti dans le dur. Je le laisse cette fois marcher devant, pour que ce soit lui qui fasse le pas, que ce soit lui qui choisisse le tempo. J’ai rangé mon petit plan horaire : il ne sert dorénavant plus à rien. J’ai aussi laissé mon reflex dans le sac qui repartira par navette à Millau histoire d’alléger un peu Marc. J’ai compris que la nuit allait être longue et je me soucie aussi pour lui. Marc me fait remarquer la différence de pas entre Thibault et moi. Lui paraît frapper le sol alors que de mon côté, c’est très silencieux. Je n’ai aucun mérite, ma progression étant alors plus lente que ma vitesse quand je fais des marches photographiques. Peut-être ne sommes-nous même pas à cinq kilomètres heure !

Au ralenti total ou à l’arrêt depuis plus de cinq heures, je commence à me refroidir. Je laisse Thibault continuer et je m’arrête pour enfiler une légère polaire manches longues sous mon maillot et un bonnet. Je prends mon temps, non pas parce que j’ai le temps, mais simplement pour le plaisir de courir sur quelques centaines de mètres pour rattraper mon ami. Entre temps, d’autres coureurs m’ont dépassé. J’ai dû passer pour un fou à courir à plus de dix kilomètres heure aux trois quart d’un cent … L’idée me fait sourire mais surtout la course me réchauffe. J’étais sur un faux rythme et j’ai peur d’avoir froid.
La côte est longue, le pas est lent, la nuit étouffe tout. Seules les lumières vacillantes des vélos et de quelques coureurs tracent un chemin dans la nuit. Thibault me répète plusieurs fois qu’il va y arriver, qu’il se pose beaucoup de questions. Il est en souffrance, à mon avis plus moralement que physiquement. Son pas lourd témoigne du fardeau qu’il doit porter. L’arrivée au ravitaillement du soixante-dix septième kilomètre, proche du sommet de Tiergues, lui est bienvenue. Moins pour moi qui me refroidit de plus en plus quand le pas ralentit ou qu’il faut s’arrêter. J’avale rapidement un verre de glucose, deux pâtes de fruits, un petit morceau de pain d’épices et j’indique à mes compagnons de route que je continue tranquillement le temps qu’ils me rattrapent parce que je vais trop me refroidir si je stagne.
Quelques marcheurs devant moi. Plus personne ne court. Visiblement, plus personne ne peut courir. Au fil du chemin, je rattrape un marcheur sans gilet ni lumière, une personne que j’ai déjà doublée plusieurs heures plus tôt à l’aller, bien avant de parvenir à Saint-Rome. Deux autres concurrents l’ont dépassé, mais une fois à sa hauteur, je prends conscience que je ne peux pas le laisser ainsi au moment où nous allons aborder la descente de la côte de Tiergues. Il risque la chute. Ralenti par un souci musculaire, le gars n’avait pas prévu que sa course durerait aussi longtemps et il n’a rien qui le signale ou qui lui permette de tracer son chemin dans une nuit bien noire, hormis un morceau de ruebalise nouée à la ceinture. Ma lumière est donc la bienvenue. Nous marchons côte à côte en échangeant peu. Il déclare avoir le moral, il sait qu’il ira au bout. Lentement parce qu’il ne peut plus forcer. Son pas s’accélère du fait de ma lumière. Je suis satisfait car cela me réchauffe un peu après toute la montée à petite allure dans le sillage de Thibault. Deux kilomètres avant de parvenir de nouveau à Saint-Rome nous croisons dans la descente ce qui sera le dernier coureur à destination de Saint-Affrique. Il paraît tituber. Nous nous demandons s’il atteindra la barrière horaire qui est fixée à trois heures du matin. Je ne sais pas s’il a terminé, mais une chose est sûre, il vaut mieux avoir un moral en titane renforcé quand on est comme cela seul dans la nuit, en souffrance et dernier. Peut-être ne sait-il pas d’ailleurs qu’il est le dernier ?

Au bas de la côte de Tiergues, avant d’entrer dans Saint-Rome, la gendarmerie s’enquiert de mon compagnon qui n’a rien correspondant au règlement (ni lumière, ni gilet fluorescent) et la route va être rouverte à la circulation des véhicules. J’indique que je marche à ses côtés. Le gendarme le laisse continuer. Bon, j’ai un peu menti car je vais m’arrêter au ravitaillement dont on capte déjà les sons. Je dois attendre Marc et Thibault. J’abandonne mon inconnu. Dommage, il avait repris un bon pas et j’aurai pu terminer avec lui.
Me revoilà donc à l’endroit où j’avais attendu si longtemps … il y a si longtemps. Il est vingt-trois heures ! Petit passage par les toilettes à cause du froid, un verre de Pepsi-Cola, quelques pâtes de fruits. Et j’attends à nouveau. Finie l’animation de la fin d’après-midi. La salle de massage fonctionne toujours à plein. Tous les coureurs qui arrivent ne sont plus que des coureurs qui marchent. Et moi qui ne rêve que de pouvoir terminer en courant ! Je n’ai vraiment pas l’impression d’avoir parcouru quatre-vingt deux kilomètres. J’en suis étonné. Est-ce parce que je lambine depuis le soixantième kilomètre ? Est-ce parce que mon tempo était vraiment sous-estimé ? Pourtant, pour une première, terminer en 13h11 aurait été une splendide victoire. N’ai-je pas repris la course à pied un an à peine avant d’être ici ?

Je me suis assis sur les marches de la salle communale. C’est la première fois que je ne suis pas debout depuis ce matin 08h00. Je ne suis pas fatigué. Seulement attendre debout n’a aucun sens quand on peut s’asseoir et que cela n’influe plus sur la course.
« Cela ne va pas ? » me demande une dame assise à ma gauche sur un petit muret, en compagnie de deux autres personnes.
Je la rassure tout de suite en lui indiquant que j’attends mon ami. Nous discutons un peu. Hasard de la vie, une des trois femmes est l’épouse d’un des trois engagés venus de l’Aisne. J’avais remarqué que nous étions trois au départ, son mari donc, venu de Laon, un autre concurrent résidant à Lesquielles Saint-Germain, un village proche de Saint-Quentin, et moi, de Soissons. Laurent, son époux, doit arriver sous peu. Quelques minutes plus tard, Guy, le résident de Lesquielles, sortira de la salle communale. Etonnant que nous nous croisions quasiment au même moment au même endroit alors qu’il y avait tout de même 1653 engagés. Des trois, je suis cependant le petit jeune des Axonais : Laurent est vétéran 4, soit âgé de plus de 70 ans, et Guy est vétéran 3, soit âgé de plus de 60 ans. Millau n’est pas vraiment une épreuve de gamins ! Cette année, il y avait au départ 39,3 % de V1 (de 40 à 49 ans), 31,5 % de V2 (de 50 à 59 ans), 11,7 % de V3 (de 60 à 69 ans) et 1,3 % de V4 (plus de 70 ans). Près d’un engagé sur deux a donc plus de cinquante ans. Millau, une histoire d’amour gravée dans le chêne ? Sûrement aussi. Il y avait trente-sept couples au départ. Parmi ceux-ci, vingt-quatre (soit les deux tiers) sont classés V2 ou V3. A l’autre bout de l’échelle des âges, il n’y avait par contre que quatre jeunes de moins de 25 ans. Enfin quatre sur la liste des partants, parce que dans le classement final deux d’entre eux sont devenus "senior".

Thibault arrive enfin. Il n’a toujours pas récupéré une forme éblouissante. Je crois qu’il repasse rapidement par la table de massage. Je n’en suis plus très sûr car je commence à m’endormir ! Nous repartons après un arrêt heureusement bien moins long que celui de Saint-Affrique. Mon ami ne tient vraiment plus la grande forme morale. Il maugrée. Il me dit qu’il va falloir qu’il se fasse violence pour parvenir au terme. Dans la nuit, le phare avant du vélo de Marc qui vacille sans cesse de droite à gauche du fait de la progression très lente gène Thibault. Il nous indique de marcher une cinquante de mètres en arrière. Je comprends à cet instant qu’il n’est plus bien du tout. Nous le laissons alors devant, parfois bien plus de cinquante mètres, et très régulièrement je cours pour le rattraper, prendre de ses nouvelles, l’encourager. C’est avant tout une façon pour moi de me réchauffer. A trois reprises, je repars même en sens inverse en courant pour rejoindre Marc. Je croise alors des concurrents que je viens de dépasser et que je vais repasser trois ou quatre cent mètres plus loin. Là, assurément, je dois passer pour un malade total. Cela me met de bonne humeur. J’en ai besoin parce que j’ai froid et que je sens que j’ai de bonnes jambes, que la vingtaine de kilomètres qu’il nous reste, je les avalerai bien de la même façon que j’ai digéré la première boucle le long du Tarn.

La route qui nous ramène vers Saint-Georges de Luzençon a été rouverte à la circulation. Il y a  peu de véhicules. Les gendarmes passent fréquemment. Je repense à mon marcheur sans lumière accompagné dans la descente de Tiergues. J’espère qu’il a pu suivre un autre coureur en conformité avec le règlement.
La route est maintenant un très léger faux-plat descendant sur presque sept kilomètres. Dans le sens inverse, en fin d’après-midi, un concurrent m’a expliqué qu’au retour la fatigue fait que l’on ne sent plus que cela descend, que c’est comme si c’était plat. Je ne suis pas de cet avis. Je conçois bien que ma course qui n’en est plus une depuis le soixantième kilomètre fait que je ne suis pas dans la condition d’un concurrent lambda. Pour moi, il y a vraiment matière à avoir un bon rythme sur cette portion. Je repense aussi à ce que m’a dit peu avant le départ cette concurrente aux vingt-neuf participations : « Millau, c’est à la seconde participation que l’on abandonne ! ». Cette phrase me trotte dans la tête, je sais déjà que je serai au départ à l’automne 2014, aussi tenté-je au maximum de mémoriser chaque détail, chaque passage, chaque difficulté. Pour justement ne pas me mettre dans le rouge par excès de confiance et devoir renoncer. Sans le savoir, Thibault, en avançant lentement, m’aide à réfléchir, à mémoriser le parcours, à sentir les moments plus "techniques". Déjà, j’ai hâte d’y être !!!

Arrivée au ravitaillement de Saint-Georges, l’avant-dernier avant l’arrivée. Thibault s’y effondre presque. Nouveau passage par la table de massage. Il tient si peu debout qu’il doit s’asseoir pour manger. Je suis désolé de le voir ainsi. Lui, au moins, aura vraiment exploré sa zone rouge, comme il est indiqué sur l’affiche de l’édition 2013 !
Je discute avec une concurrente allongée sur un lit de camp. Elle a eu un malaise, le médecin lui a déconseillé de poursuivre. J’essaye de lui remonter le moral, de l’encourager. Peut-on abandonner à dix kilomètres du final quand on vient de parcourir brillamment quatre-vingt dix pour cent de la distance ? Elle n’y croit plus. Pourtant, elle peut se reposer ici. Y compris dormir trois ou quatre heures avant de repartir dans de meilleures conditions. Mais elle n’y croit plus. Elle renonce. Si près du but. Quelle tristesse !
Pour moi, l’épreuve est finie, même s’il reste encore dix kilomètres. Pour la première fois depuis le départ, je fais une incartade à mon sacro-saint régime tenu depuis le départ, à savoir de l’eau, du pain d’épices et des pâtes de fruits : j’avale quatre petits carrés de pain de mie et de chèvre. Cela peut-il vraiment me gêner à l’allure où nous progressons, moins de cinq kilomètre par heure depuis trois heures ?

Nous repartons. Au loin, des éclairs strient le ciel au-dessus des montagnes au nord de Millau. C’est fort joli. Cela me rappelle que les orages initialement prévus se sont tenus éloignés du parcours. Tant mieux ! Il ne manquerait plus qu’un orage au moment où nous allons aborder le dessert du menu millavois, une côte à 5,7% sur 2250 mètres pour passer sous le viaduc de Millau. Le pourcentage le plus important depuis le départ. Thibault est inquiet. Il me demande de ce qu’il reste à parcourir. Je minimise la distance au moment de repartir du ravitaillement : « Allez, encore dix kilomètres et c’est fini. Courage ! Va à ton rythme. On n’est plus pressé ! ». Un quart d’heure plus tard, nous passons après la fin du village le marquage au sol indiquant le quatre-vingt dixième kilomètre. L’a t’il vu ? Je ne sais pas. Il n’a rien dit. A cet instant précis, je lui ai parlé pour détourner son attention, qu’il ne focalise pas sur ce qu’il lui reste à faire mais pense plutôt à la satisfaction de ce qu’il a accompli.
Avec l’orage au loin, la température est descendue. Cette fois, j’ai vraiment froid. Je ne dis rien à Marc. Pas le moment de l’inquiéter. Soit ma légère polaire est insuffisante, soit c’est ma vitesse qui ne me permet pas de réchauffer. Bien sûr, c’est ma vitesse qui est en cause. Cet hiver, j’ai couru avec le même équipement par des températures bien négatives. Peut-être aussi que la fatigue joue un peu, même si je ne me sens absolument pas fatigué. Thibault continue à marcher devant, et moi avec Marc à quelques encablures. De temps en temps, je cours pour le rattraper, histoire de me réchauffer. Mais je ne me réchauffe pas. Au passage sous le viaduc, le vent commence à se faire sentir. Les premières gouttes de pluie apparaissent. Pas suffisantes pour que je choisisse de mettre ma casquette histoire de protéger mes lunettes. Erreur ! Les gouttes s’épaississent au fil de la descente. Avant que nous soyons arrivés au rond-point au bas de la descente, les cataractes du ciel s’ouvrent. J’ai du coup trois sujets d’inquiétude : la pluie qui me refroidit encore, la pluie qui doit miner Thibault, la pluie qui me gêne la vue du fait des lunettes.
Pour ce qui est de Thibault, la pluie semble lui avoir donné un petit coup de fouet et son pas s’est accéléré. Il était temps. Depuis longtemps, je n’enregistre plus les temps de passage au kilomètre mais tous les cinq kilomètres. Les quatre derniers enregistrements parlent d’eux-mêmes et dessinent la longue descente aux enfers de mon ami : 0h55, 1h02, 1h14 et 1h29.
Pour ma vue et le risque que j’ai bien présent à l’esprit de trébucher au moment d’un malaise (toujours possible), je choisis de marcher sur la route. Heureusement, il n’y a aucune auto. Il faudrait d’ailleurs être fou pour circuler par un temps pareil !
Pour le froid, alors là, c’est vraiment un sujet d’inquiétude. Avant d’être malade, j’ai toujours eu un problème avec le froid aux mains. A trois reprises au cours des années précédentes, j’ai eu un malaise du seul fait d’avoir froid aux mains. Avec ma leucémie, ce phénomène s’est aggravé. Et là, je n’ai pas mes gants. J’ai de plus en plus froid. J’en tremble aussi bien au niveau des mains, que des bras ou du torse. Je ne dis rien à Thibault ou à Marc. Mais la pluie ne cesse pas, nous sommes trempés, totalement trempés et j’ai de plus en plus froid. Marc me demande si cela va, je réponds inlassablement oui, mais c’est je mens. Le passage après l’entrée dans Millau au pont Lerouge est synonyme de vertiges. Je dois m’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber. Une seule solution possible : me réchauffer dare-dare, donc courir. Tant pis pour Thibault. Je l’abandonne à son sort et je pars en courant sur les deux kilomètres restants. Marc, inquiet, me suit. Je lui dis de rester avec Thibault, parce que le vrai souci, c’est lui, pas moi, mais cette fois il ne veut rien entendre. Bien sûr, il ne peut savoir que le fait de courir, donc de me réchauffer, va éloigner le souci vite fait bien fait. Là, j’avoue je triche un peu avec Marc. Au bout de mille mètres à vive allure, j’ai dépassé plusieurs concurrents et j’ai commencé à remonter en température. Ce passage en mode course m’a fait plaisir. J’indique à Marc que « je commence un peu à me réchauffer », histoire de terminer l’épreuve en mode course. Dans l’avenue de la République, je double deux autres groupes de marcheurs, puis c’est l’entrée au parc de la Victoire. Surprise, Rachelle et Evelyne ont bravé la pluie pour nous attendre. Ce n’est pas sérieux (au vu des conditions, même si la pluie a cessé depuis quelques minutes), mais cela fait franchement plaisir. Si cette épreuve a été une belle histoire, elles en sont un peu responsables. Je leur dit que je vais bien, de s’occuper de Thibault et, par orgueil (mal placé je l’avoue), je tente de dépasser dans l’allée d’arbres qui mène au podium le concurrent qui se trouve devant moi.
Les derniers mètres, en faux plat, ne sont pas aussi meurtriers que je l’avais imaginé en début d’après-midi. Ils sont vite avalés. Je stoppe à cinq mètres de la ligne de chronométrage, le concurrent dépassé me repasse, j’attends Thibault. Cela devient une habitude, je souris. Il est inconcevable pour moi de ne pas terminer avec lui, de franchir cette ligne d’arrivée avec lui, d’être ensemble sur la photo finish. Les quelques autres concurrentes que j’ai dépassées dans les dernières rues me passent petit à petit sous le nez. Je dois expliquer à des spectateurs le pourquoi de mon arrêt au pied du podium. « Voilà quelqu’un qui court pour le plaisir et qui se soucie peu du chrono ! » fait remarquer un spectateur. C’est vrai. Qu’est ce que cela change de terminer ce cent kilomètres en quinze, dix-huit ou vingt-et-une heure ? Je m’excuse d’ailleurs auprès des concurrents pour lesquels j’apparais en arrière-plan avec mon gilet jaune fluo sur leurs photos finish.
Thibault arrive finalement, avec un peu plus de six minutes de retard. La fatigue s’est profondément incrustée sur son visage mais je devine tout de même la satisfaction d’être allé au bout de lui-même. Cinq mètres, quatre mètres, trois mètres, deux mètres et là voilà cette ligne tant attendue ! Bras dessus, bras dessous parce que je veux que la force de l’amitié soit photographiée, que le chronomètre nous associe. Le compteur s’est arrêté à 17h48’42. Jamais peut-être le sentiment du devoir accompli n’a été aussi fort. Je n’avais d’ailleurs jamais épaulé et encouragé quelqu’un quarante kilomètres durant ! Je l’avais pressenti la veille : les cent kilomètres de Millau, c’est absolument magique !

Je suis si content que je rejoins mon lit distant de deux mille cinq cent mètres en courant, avec Marc à vélo à mes côtés, fidèle jusqu’au bout malgré le froid et la pluie, et Rachelle et Evelyne devant. Je n’arrive pas à croire que je sois encore en état de courir sur presque toute la distance, mais c’est le cas. Aussi faut-il vraiment que je revienne l’an prochain. Histoire de frôler moi aussi ma zone rouge. Histoire de courir sur cent kilomètres. Histoire de vivre une autre histoire. Histoire de vivre ce cent kilomètres à cent pour cent !