15 novembre 2015

Non, je n'ai pas marché aujourd'hui

Ainsi mes amis ou les amis de mes amis, qu’ils soient artiste, chef d’entreprise, chômeur, collégien, commercial, élu, employé, enseignant, étudiant, gendarme, infirmier, journaliste, juriste, lycéen, médecin, ouvrier, photographe, pilote automobile, policier, pompier, secrétaire ou sportif, de 14 à 72 ans, qu'ils soient algérien, allemand, américain, australien, belge, britannique, canadien, espagnol, français, italien, libanais, lituanien, néerlandais, suisse, syrien ou tchèque, ont-ils modifié leur photo de profil Facebook en souvenir, en hommage ou en dénonciation des attentats du vendredi 13 à Paris.
Dans une de ces 888 publications que j’ai réunies dans une affiche, Sandrine écrit : « Je choisis la paix et je fais tout pour ».
Ce dimanche, le maire de ma commune, qui a lui aussi paré aux couleurs de la France sa photo de profil Facebook, nous a-t-il invité à nous réunir à dix heures pour une marche silencieuse et solidaire.
Après une longue réflexion, je n’y suis pas allé.

Pourtant, j’ai toujours tout fait pour la paix. Tout et peut-être même un peu plus.
Lycéen, je faisais des sit-in dans l’établissement pour protester contre la guerre au Vietnam, ce qui m’a valu quelques punitions et réprimandes. Plus tard, en faculté, j’ai manifesté contre l’invasion russe en Afghanistan, ce devant l’indifférence générale de mes camarades qui me rétorquaient « Non, mais franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre des Afghans ?! ». Plus tard encore, j’ai dénoncé les invasions israélienne et syrienne au Liban, je m’y suis rendu pour décrire la vie dans les camps palestiniens et j’y ai même été arrêté. Plus tard encore, des dizaines de fois, avec femme et enfant, j’ai participé à des rassemblements hebdomadaires sur la place principale de ma commune pour protester contre les guerres en ex-Yougoslavie, et ce qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Quelques mois plus tard, j’ai écrit sur le génocide rwandais durant lequel j’ai perdu un camarade photographe. Dix ans plus tard, je me suis engagé contre la guerre en Afghanistan, et plus ardemment encore investi contre la guerre en Irak manifestant je ne sais plus combien de fois, dessinant des affiches, puis militant fort pour la libération des journalistes alors emprisonnés, prenant à plusieurs reprises la parole sur la scène du Centre Culturel local avant concerts ou représentations afin que l’oubli ne les ensevelisse pas encore un peu plus. Evidemment, j’ai défilé le 11 janvier 2015, comme des millions de gens dans le monde, avec tout de même en tête un certain « Plus jamais ça ! », même si une petite voix dans ma tête me rappelait que j’étais déjà aux rassemblements de la rue Marbeuf en 1982 ou de la rue de Rennes en 1985 suite aux attentats du Hezbollah. Et ce dimanche 15 novembre, me voilà à nouveau appelé à défiler suite aux carnages parisiens.

Pourtant l’État Islamique d’aujourd’hui et ses fâcheuses conséquences pour les Parisiens, mais aussi pour les Turcs, les Russes, les Libanais, les Egyptiens sans oublier ceux qui sont aux premières loges de l’horreur, les Irakiens, les Kurdes et les Syriens, ne sont-ils pas la suite logique de ce qui s’est passé depuis des décennies avec la guerre Iran-Irak, l’instabilité palestinienne et libanaise et plus encore l’invasion américaine en Irak en 2003 et la déstabilisation de la Libye en 2013 ? Contre tout cela, j’ai manifesté, sentant bien que personne ne se préoccupait de l’après. Et voilà que cet après vient pulvériser brutalement notre porte ce vendredi. Une porte à laquelle il me semble qu’il avait déjà toqué à Toulouse et Montauban en 2012, à Bruxelles en 2013, et bien sûr à Paris le 7 janvier dernier.

Comme beaucoup, j’ai pleuré vendredi soir. Ras-le-bol de revivre la rue Marbeuf en 1982, l’Hôtel de Ville et la rue de Rennes en 1985, les Champs-Elysées en 1986, Saint-Michel et avenue d’Italie en 1995, Charlie-Hebdo et l’Hyper Casher en 2015 !
Tout mon passé de militant m’est revenu en mémoire. A quoi ont servi mes kilomètres parcourus, mes affiches, mes prises de parole et mes récentes argumentations sur les réseaux sociaux contre le racisme, la guerre et l’intolérance ? N’ai-je donc tant manifesté, protesté et milité pour rien ?
Tout comme en janvier dernier, les racistes et les xénophobes retrouvent une seconde – et abjecte – nouvelle jeunesse et s’en donnent à cœur joie. Au passage, on s’en prend aux migrants. Erreur de cible ! Ces attentats de janvier (durant lesquels le parrain de ma fille aînée, dessinateur de presse, à été abattu) et ceux de vendredi m’ont rappelé ma propre histoire : j’ai perdu mes deux grands-pères dans des attentats et j’ai dû fuir du fait d’une guerre le pays où je suis né. C’est la seconde fois que ma famille doit fuir un pays, la première étant pour des raisons religieuses. Et aujourd’hui, je n’accueillerai pas ici tout comme la Suisse et la France ont accueilli ma famille à deux reprises ?
Alors, oui, pour toutes ces raisons, j’avais plutôt envie d’aller nous réunir à l’appel de mon maire.
Mais je n’y suis pas allé.
Profondément attristé, je constate que battre le pavé aujourd’hui ne sert plus à rien contre les guerres. D’ailleurs n’y avait-il pas eu des rassemblements d’ampleur pour ne pas rentrer en guerre à l’été 1914, notamment avec des manifestations massives de femmes ? 
A quoi ont servi les rassemblements du 11 janvier dernier ? Cela aurait-il changé quelque chose qu’ils n’aient pas lieu ?
Alors quoi ?
Faut-il aller faire la guerre contre l’État Islamique ? Quand on voit où mènent les guerres, on peut franchement se le demander !
Il est plus qu’urgent d’inventer des formes de lutte qui soient en concordance avec les enjeux d’aujourd’hui.
Ce dimanche, je constate que manifester ne mène à rien. Mais je ne baisse pas les bras pour autant. Je reste profondément anti-va-t’en guerre parce que l’Histoire nous montre que depuis le Vietnam cela ne sert à rien ... si ce n’est à faire en sorte que les choses empirent.
Ne croyez pas non plus qu’en ne participant pas ce matin, je me retranche dans ma tanière de vieil ours et que j’abandonne. J’ai déjà passé bien plus de temps à composer mon affiche qu’il m’aurait fallu de temps pour courir deux marathons. Dans mon salon, cette affiche sera la trace imprimée de ce vendredi néfaste (en 100 x 150 cm tout de même). En espérant que les amis et les amis de mes amis auront le courage de ne pas céder à la tentation de la guerre, de la vengeance, de la haine et du refus de l’autre, fut-il croyant en une autre religion, dût-il s’exprimer dans une autre langue.

Cette mosaïque de 888 photos de profil est parlante. Certes, c’est joli. Mais quand on regarde d’un peu plus près, hormis quelques dissonances, tout le monde fait comme tout le monde. Pour se donner bonne conscience ?
Que restera t’il de tout cela dans une semaine, dans un mois ? Je constate déjà qu’en écrivant ces mots, beaucoup ont déjà rétabli leur ancienne photo de profil.



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Six mois exactement après les attaques de janvier 2015, j’écrivais déjà : « Rendez-vous au prochain attentat ? ». Voilà, nous y sommes, oiseau de mauvais augure que je fus !
Comme j’aurai tant voulu avoir tort !

Voilà, je n'ai pas marché aujourd'hui. Je n'ai pas couru non plus.

23 août 2015

La liberté au bout du pied

Dimanche 27 octobre 2013, je range mes baskets sans deviner que cet acte de la vie particulièrement anodin – même si je viens de courir en solitaire la distance d’un marathon en conditions de course – est le dernier avant bien longtemps. 
Après un marathon, il est d’usage de se reposer quelques jours avant de rechausser les baskets. Aussi me suis-je reposé. Avec la chute des feuilles automnales, comme par mimétisme, la proportion de globules rouges dans mon sang a baissé sèchement, sans même les quelques hésitations habituelles de la feuille d’automne en chute, tandis qu’en corollaire, les globules blancs de mon sang se croyaient en euphorie à la Bourse et créaient une bulle qu’il devenait urgent de crever. S’en suivirent de long mois de chimiothérapie durant lesquels les médecins répétaient jusqu’à plus soif que le sport « C’est mal ! ». Certes, c’est mal. Mais marcher ou randonner ? « C’est mal aussi ! ». Ah ?! Parle toujours mon coco, je pense qu’avant d’être mauvais pour mon corps, c’est surtout bon pour mon moral. Ce type de réflexion émanant d’un interne ou d’un spécialiste qui fume me laisse aussi avec un sourire narquois aux coins des lèvres. « Et fumer, c’est bien peut-être pour la santé ? »






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Je me suis fixé pour ligne d’horizon de rejoindre le départ des cent kilomètres de Millau le 26 septembre 2015. Et chaque jour, que ce soit dans le froid, sous la pluie, dans le vent ou dans un couloir de CHU, j’ai tenté malgré tout de marcher puisque la course m’était interdite. Pas facile de déambuler avec une perfusion, même si elle est fixée à un déambulateur. Pas facile non plus d’avancer quand la fatigue engendre des vertiges incessants. Pas facile aussi de trouver le temps de se déplacer quand le sommeil occupe jusqu’aux deux tiers de la journée. Parce que oui, je peux en témoigner, une chimiothérapie, ça met parfois sacrément par terre. 
« Mais monsieur, je vous rappelle que l’on ne vous a pas injecté de l’aspirine ! » m’a répondu mon hématologue le jour où j’ai trop insisté sur la fatigue entraînée par mon traitement. 
Les semaines ont filé. Les mois aussi. Les crabes ont un peu profité de ma carcasse, y trouvant visiblement quelque confort – alors que je ne possède aucune étoile ni avis positif ni le moindre épi puisque je ne suis référencé ni sur Booking.com, GitesdeFrance.fr ou Trivago.fr –, ce qui a entraîné un second traitement puis une opération au niveau du rectum pour chasser quelques tumeurs. Des traitements qui ont réussi. Sauf en ce qui concerne ma leucémie, un modèle atypique dans le catalogue des mille deux cents variantes disponibles sur le marché. Une variante que l’on ne sait pas encore éradiquer. Tout au plus sait-on gérer les crises et ramener les globules blancs dans des critères acceptables.
Malgré les semaines et les mois, j’ai pourtant chaque jour gardé l’objectif de Millau, même les jours où mes déplacements se limitaient au quatuor chambre-salle de bains-cuisine-salon. Et le reste du temps, que ce soit sur du carrelage, du ciment, du gazon, du goudron, du linoléum, de la moquette, des pavés, de la pelouse, une route, un sentier, de la terre ou un trottoir, j’ai tenté malgré tout de continuer à marcher. 









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En ne retenant que les distances supérieures à mille mètres, je parviens bon an mal an au fil des mois à parcourir entre 52 et 120 kilomètres de marche. Malheureusement, sans pouvoir reprendre la course à pied. Malgré l’envie et la détermination est venu le moment où j’ai dû me résoudre à renoncer à m’aligner au départ de la 44e édition de la mythique course aveyronnaise. Parce que mon état ne permettait ni d’envisager de procéder aux entraînements nécessaire, ni de pouvoir prétendre à la délivrance d’un certificat médical permettant de m’y inscrire. Les derniers aléas de santé m’ont obligé à fixer un nouveau cap. Et une randonnée de 25 kilomètres il y a dix jours sur les boulevards des maréchaux parisiens m’a conforté que la course à pied redevenait possible. Aujourd’hui débute un nouveau chemin. Je me trouve à 400 jours exactement de la 45e édition des 100 kilomètres de Millau en septembre 2016. Après avoir trop longtemps marché, j’ai ce dimanche matin rechaussé mes baskets pour un footing de 14,8 kilomètres. Deux petites heures mais un immense sentiment de plénitude. Et fuck les « C’est mal ! ».




( Inconnue parisienne croisée rue Ordener le 11 août 2015 lors d'une randonnée de 24,7 km)

3 janvier 2015