23 août 2015

La liberté au bout du pied

Dimanche 27 octobre 2013, je range mes baskets sans deviner que cet acte de la vie particulièrement anodin – même si je viens de courir en solitaire la distance d’un marathon en conditions de course – est le dernier avant bien longtemps. 
Après un marathon, il est d’usage de se reposer quelques jours avant de rechausser les baskets. Aussi me suis-je reposé. Avec la chute des feuilles automnales, comme par mimétisme, la proportion de globules rouges dans mon sang a baissé sèchement, sans même les quelques hésitations habituelles de la feuille d’automne en chute, tandis qu’en corollaire, les globules blancs de mon sang se croyaient en euphorie à la Bourse et créaient une bulle qu’il devenait urgent de crever. S’en suivirent de long mois de chimiothérapie durant lesquels les médecins répétaient jusqu’à plus soif que le sport « C’est mal ! ». Certes, c’est mal. Mais marcher ou randonner ? « C’est mal aussi ! ». Ah ?! Parle toujours mon coco, je pense qu’avant d’être mauvais pour mon corps, c’est surtout bon pour mon moral. Ce type de réflexion émanant d’un interne ou d’un spécialiste qui fume me laisse aussi avec un sourire narquois aux coins des lèvres. « Et fumer, c’est bien peut-être pour la santé ? »






.
Je me suis fixé pour ligne d’horizon de rejoindre le départ des cent kilomètres de Millau le 26 septembre 2015. Et chaque jour, que ce soit dans le froid, sous la pluie, dans le vent ou dans un couloir de CHU, j’ai tenté malgré tout de marcher puisque la course m’était interdite. Pas facile de déambuler avec une perfusion, même si elle est fixée à un déambulateur. Pas facile non plus d’avancer quand la fatigue engendre des vertiges incessants. Pas facile aussi de trouver le temps de se déplacer quand le sommeil occupe jusqu’aux deux tiers de la journée. Parce que oui, je peux en témoigner, une chimiothérapie, ça met parfois sacrément par terre. 
« Mais monsieur, je vous rappelle que l’on ne vous a pas injecté de l’aspirine ! » m’a répondu mon hématologue le jour où j’ai trop insisté sur la fatigue entraînée par mon traitement. 
Les semaines ont filé. Les mois aussi. Les crabes ont un peu profité de ma carcasse, y trouvant visiblement quelque confort – alors que je ne possède aucune étoile ni avis positif ni le moindre épi puisque je ne suis référencé ni sur Booking.com, GitesdeFrance.fr ou Trivago.fr –, ce qui a entraîné un second traitement puis une opération au niveau du rectum pour chasser quelques tumeurs. Des traitements qui ont réussi. Sauf en ce qui concerne ma leucémie, un modèle atypique dans le catalogue des mille deux cents variantes disponibles sur le marché. Une variante que l’on ne sait pas encore éradiquer. Tout au plus sait-on gérer les crises et ramener les globules blancs dans des critères acceptables.
Malgré les semaines et les mois, j’ai pourtant chaque jour gardé l’objectif de Millau, même les jours où mes déplacements se limitaient au quatuor chambre-salle de bains-cuisine-salon. Et le reste du temps, que ce soit sur du carrelage, du ciment, du gazon, du goudron, du linoléum, de la moquette, des pavés, de la pelouse, une route, un sentier, de la terre ou un trottoir, j’ai tenté malgré tout de continuer à marcher. 









.
En ne retenant que les distances supérieures à mille mètres, je parviens bon an mal an au fil des mois à parcourir entre 52 et 120 kilomètres de marche. Malheureusement, sans pouvoir reprendre la course à pied. Malgré l’envie et la détermination est venu le moment où j’ai dû me résoudre à renoncer à m’aligner au départ de la 44e édition de la mythique course aveyronnaise. Parce que mon état ne permettait ni d’envisager de procéder aux entraînements nécessaire, ni de pouvoir prétendre à la délivrance d’un certificat médical permettant de m’y inscrire. Les derniers aléas de santé m’ont obligé à fixer un nouveau cap. Et une randonnée de 25 kilomètres il y a dix jours sur les boulevards des maréchaux parisiens m’a conforté que la course à pied redevenait possible. Aujourd’hui débute un nouveau chemin. Je me trouve à 400 jours exactement de la 45e édition des 100 kilomètres de Millau en septembre 2016. Après avoir trop longtemps marché, j’ai ce dimanche matin rechaussé mes baskets pour un footing de 14,8 kilomètres. Deux petites heures mais un immense sentiment de plénitude. Et fuck les « C’est mal ! ».




( Inconnue parisienne croisée rue Ordener le 11 août 2015 lors d'une randonnée de 24,7 km)