Jeudi 29 novembre 2012, neuf heures et quatre minutes. Je sors de la gare d’Amiens. Le train 48612 en provenance de Laon me débarque pour un rendez-vous qui n’aura lieu que dans quatre heures. Comment meubler tout ce temps ? J’ai remarqué que, pas très loin du centre-ville, à l’est de la cité, il existe un chemin le long de la Somme, nommé "chemin de halage". Je ne m’attends bien sûr pas à y voir des chevaux attelés à des péniches, mais le nom me plaît bien avec un petit côté désuet charmeur. Il fait très gris, pluvieux même malgré des prévisions météorologiques annonçant de rares averses. Evidemment, ce n’est pas un temps à faire du tourisme et je n’ai pas l’esprit à découvrir une ville qu’il me semble déjà bien connaître et que j’ai d’ailleurs toujours trouvée fade. Sous le gris, la compagnie de la rivière me paraît préférable pour consumer quelques heures.
Première surprise, la Somme est un ruisseau. Ou presque. Je ne sais d’où me vient cette idée, mais j’imaginais la Somme comme une "vraie" rivière. Pas un filet d’eau d’à peine vingt mètres de large. Seconde surprise, les prévisions de Météo-France sont totalement erronées. Il pleut vraiment, il fait froid. C’est l’occasion de tester le poncho acheté il y a quatre mois et jamais vraiment essayé. J’ai des chaussures de marche, mon appareil photo ; malgré le froid et la pluie je pars donc pour une promenade de plusieurs heures le long de la Somme. Et c’est là qu’apparaît la troisième surprise. Le chemin de halage me mène droit au cœur des hortillonnages, un lieu dont tout habitant de Picardie entend régulièrement parler dans les revues mensuelles du Conseil Régional et du Conseil Général. Des textes que j’avoue n’avoir jamais lus. Pour moi, hortillons rime avec folklore maraîcher. Finalement, le hasard de mes pas fait bien les choses : je vais pouvoir vérifier si mon ressenti correspond à la réalité.
Dès les premiers hectomètres, le chemin mène à une autre vie. Trop étroit pour être utilisé comme voie de circulation, il est l’apanage des joggeurs et du temps qui passe. Entretenu juste ce qu’il faut pour les quelques riverains qui l’utilisent, il est surtout à mes yeux l’image de la "vraie" vie, loin de celles des enseignes formatées que l’on rencontre dans toutes les villes d’Europe, loin de ces terrasses de café où l’on s’affiche avant de consommer, loin du bruit de la circulation et de toute vie trépidante. Là, c’est le domaine des arrières cours où s’entassent de savants fatras dont seul le propriétaire connaît –peut-être– le mode d’emploi ; fatras d’où émerge parfois une antenne satellitaire maculée de … vert-de-gris. L’image me fait sourire : elle me donne l’impression d’être un archéologue qui découvre des vestiges du XXe siècle !
C’est aussi un monde particulier où deux inconnus se saluent, à l’image de cette grand-mère autant voûtée par le poids des ans que penchée pour résister aux bourrasques de vent humide, un cabas d’un autre temps à la main et un parapluie grisonnant dans l’autre, et qui me salue d’un vigoureux « Bonjour Monsieur ! » comme si j’étais son voisin de champ. Même salut de la part d’un vieux monsieur arc-bouté à sa bêche dans son jardin. Saluts impossibles au cœur de la ville mais bien réels dès que l’on s’en écarte. Cela donne subitement l’impression d’avancer en terre connue.
Ce qui me surprend le plus, ce sont cependant les dizaines de passerelles qui surplombent un ru (que l’on nomme ici "rieu") qui longe le chemin, à l’opposé de la Somme. Il y en a de toutes formes, de toutes tailles et de tous matériaux. Arrondies en bois ou très carrées en pierres, légères en acier et rescapées d’un conte de la Belle au Bois Dormant ou brutes en béton tels des vestiges de blockhaus, certaines portent même dans leur conception la poésie d’un poème de Nerval. Le plus souvent gracieuses et légères, ces passerelles enjambent le fossé qui longe le chemin de halage pour permettre l'accès aux parcelles adjacentes. Les plus anciennes datent du XIXème siècle. Quelles soient en bois ou en fer forgé, elles sont souvent ornementées de volutes et autres éléments décoratifs, limites entre le chemin public et le domaine privé. Des grilles latérales encadrent souvent les portes pour repousser tout visiteur indésirable. Le plus marquant, c'est leur hauteur au-dessus du ru, ce qui leur donne un aspect de pont vénitien. Elles sont conçues pour les règles de la circulation sur l'eau et au passage des barques, ce qui leur impose 1,80 mètre de tirant d'air. Avec l'usage croissant des voitures au XXe siècle, un nouveau type de passerelle a vu le jour. Ce sont de véritables ponts mobiles, en bois ou en métal, qui une fois rangés à l'intérieur de la parcelle, permettent la circulation des barques dans le rieu tout en servant de parking. Des barques qui, depuis des siècles, sont uniquement réalisées pour le besoin des hortillons, du nom donné aux maraîchers dès le XVe siècle. Elles sont à fond plat car le tirant d’eau ne dépasse parfois pas cinquante centimètres. Elles mesurent jusqu’à dix mètre de longueur et peuvent porter une tonne. Elles présentent la particularité de posséder des extrémités relevées et allongées dont la forme est étudiée pour pouvoir accoster sur les parcelles sans détériorer les berges, ce qui leur vaut le nom de barque à cornets. J’aurai bien aimé en croiser une, car dix mètres de long dans des rieux qui ne font parfois qu’un mètre de large, j’ai comme un doute.
Une tonne, c’est énorme pour transporter des légumes. C’est que ces barques ne servaient pas qu’à acheminer les récoltes aux marchés locaux. Comme tous les agriculteurs, les hortillons ont saisi l'intérêt de compléter leur terre en y incorporant des substances visant à en modifier la fertilité et la rendre plus agréable à travailler. Le fumier de cheval des écuries d'Amiens fut d’abord employé au XVIIIe siècle. Ce fumier étant plutôt utile comme fertilisant que comme amendement, les paysans se tournèrent vers le fumier provenant des cultures de champignons en carrière et plus particulièrement des restes sortis des carrières, celui que l’on nomme le fumier de corps de meule. Les champignonnières de l'Oise fournirent alors au XIXe siècle le fumier aux hortillons par chemin de fer. Le fumier arrivait en gare d'Amiens, d'où des camions partaient pour ravitailler les hortillons. Ils déposaient le fumier dans les deux ports à fumier. Chaque hortillon venait avec sa barque y récupérer sa portion pour l'acheminer vers ses aires, nom que les Picards donnent aux parcelles maraîchères. Aujourd’hui, les maraîchers ont abandonné le fumier pour la vase des canaux. Bon, c’est sûrement mieux pour les odeurs ! Hormis sa valeur nutritive, cette vase étalée au sol permet surtout d’en relever le niveau et de rendre les aires moins sujettes aux inondations.
Il n’y a cependant pas que les barques des maraîchers qui circulent sur ces rus. En effet de petites grues montées sur ponton flottant utilisent aussi ces petites voies d'eau. Elles servent à l’entretien. Avec 65 kilomètres de canaux et plus de 100 kilomètres de rives, l'entretien des hortillonnages est un véritable défi, la frontière entre terre et eau étant toujours difficile à maintenir. Certaines berges sont renforcées de planches et de tôles car l'érosion rôde, notamment en période de crue, remplissant les canaux de sédiments et de débris, envasant les canaux, le site redevenant alors marais, ce qu'il était il y a plus de 2000 ans. C’est probablement à l'époque gallo-romaine que l’on commença à aménager les marais pour créer des champs utilisables pour la culture maraîchère. La légende rapporte d’ailleurs que la cathédrale d’Amiens a été bâtie en 1220 sur un champ d’artichauts légué par un couple de maraîchers.
Cet entretien des cours d’eau a été très tôt réglementé car la survie des maraîchers en dépendait. Avant la Révolution française, les moines de l'abbaye voisine de Saint-Acheul assujettissaient les hortillons à curer et faucarder les cours d'eaux. Au XIXe siècle, les propriétaires ont pris en charge l'entretien des fossés et des étangs et ils se sont regroupés en association syndicale pour assurer celui des canaux d'usage public. Organisation toujours en vigueur de nos jours. Avec toutefois quelque laisser-aller car je découvre des rieux en fort mauvais état, voire avec parfois des barques à demi immergées. Peut-être est-ce qu’en hiver l’entretien n’est pas aussi régulier qu’au printemps ?
Evidemment, c’est quand les choses commencent à devenir intéressantes que le temps manque. Malgré le temps exécrable, je trouve les lieux très photogéniques. Et ce ne sont pas de quelques heures dont j’aurai besoin, mais au moins de deux jours ! De nombreux panonceaux rappellent régulièrement l’histoire des lieux : la batellerie, l’inspiration des poètes et peintres, un vestige romain, la chasse aux gibiers d’eau, la marée (la vente des produits maraîchers au centre d’Amiens) ou les guinguettes. Et de savoir qu’aujourd'hui, à cause de l'extension urbaine, il ne reste plus que 300 des 10.000 hectares d'origine, ne me console guère. Un millier de personnes vivaient de la culture maraîchère des hortillonnages en 1906. Il n'en reste qu'une dizaine aujourd’hui. J’ai la chance d’en découvrir un, dont l’aire est cultivée en cette fin novembre d’herbacées semblables à de minis palmiers, de poireaux et de trois variétés de choux.
Ces dix maraîchers n’exploitent plus que 25 hectares, le reste des hortillonnages s'étant progressivement transformé en terrains de loisirs et de résidences secondaires, ainsi qu'en friches qui sont occupées par de nombreuses espèces sauvages qui y nichent, s'y reproduisent ou s'y nourrissent, ce qui en fait un espace d'une grande richesse écologique. D’ailleurs l'UNESCO envisage leur classement comme site d'intérêt mondial. Les poules d’eau qui y pullulent n’ont pas attendu la décision de l’UNESCO pour trouver quelque intérêt à ces lieux !
L’heure tourne, il faut penser au chemin du retour. Il pleut toujours de temps à autre. En sus, il y a maintenant du vent. Toujours quelques joggeurs, autant féminins que masculins.
Trois rencontres particulières viennent ponctuer ce retour vers Amiens. D’abord un promeneur qui à ma hauteur bougonne « Un ancien militaire ! ». Comme nous ne sommes que tous les deux à cet instant sur le chemin, je prends cette phrase pour moi et j’en déduis que l’homme s’en réfère à mes chaussures de marche, un modèle en cuir et GoreTex en usage dans la Gendarmerie Nationale et qui me permet d’enfiler des kilomètres sans devoir offrir un aspect de randonneur pour mon rendez-vous de l’après-midi. Mon pantalon est certes noir, mais il n’a rien de militaire. Ni de gendarme non plus. J’hésite à lui répondre « Ni ancien, ni militaire ! » mais ne sachant interpréter si l’auteur de la remarque est antimilitaire ou que lui-même, ancien militaire, souhaite engager la conversation, je poursuis mon chemin en silence.
C’est la première fois en 1200 kilomètres que je croise quelqu’un sans le saluer. Phrase surprenante tout de même ! En mon for intérieur, je pense « Drôle de personnage ! ». Je ne peux m’empêcher de sourire en songeant aux nèpes (des scorpions d'eau) et aux notonectes (des insectes qui nagent sur le dos) qui vivent dans les étangs alentours dont les noms sont tout aussi étonnants que la remarque entendue.
Ma seconde rencontre est plus bucolique. Un héron s’est posé auprès d’une passerelle de l’Ile aux Cygnes. Je trouve que c’est un beau thème photographique pour clore cette marche. Il est à quinze mètres de moi, mais sans téléobjectif, je dois tenter une approche de félin pour espérer une photo convenable. Facile à concevoir, autrement plus complexe à mettre en œuvre ! Même accroupi et vêtu de bleu marine et noir, je représente forcément une masse peu agréable pour un oiseau qui au mieux mesure vingt centimètres de tour de taille … Je dois donc me contenter de l’approcher à huit mètres seulement avant qu’il ne choisisse un vol qu’il doit penser salutaire. Étonnant cette fuite car aujourd’hui cygnes comme hérons ne sont plus chassés depuis bien longtemps. Ou alors était-ce un très vieux, mais alors très vieux héron qui se souvient du temps où les lieux où il venait nicher étaient l'objet, chaque premier mardi d'août, d'une chasse très particulière.
En effet, entre Corbie et Amiens, cygnes et hérons appartenaient aux religieux et seigneurs qui exerçaient leur juridiction sur la rivière et auxquels la chasse était réservée. Cette chasse se déroulait un peu comme nos actuelles chasses avec rabatteurs. Les baillis des seigneurs et religieux, de même que les officiers de justice, rabattaient les cygnes en bateaux, vers des endroits proche du village. A une période de l’année où les jeunes ne savent pas encore voler. Les oiseaux étaient repoussés vers cette île aux Cygnes où je me trouve. Île que les gens du coin surnommaient "la Serinyne". Les petits étaient attrapés, marqués au bec du sceau de leur propriétaire, puis relâchés. Les adultes étaient ensuite tirés à l'arc. Le cygne était alors un mets très apprécié. Jusqu'à la Révolution Française, précisément jusqu'en 1786, il était d'usage d'offrir aux souverains de passage à Amiens de deux à quatre cygnes. La dernière chasse eut lieu le 5 août 1804. Peut-être mon héron de rencontre s'en souvient-il ?
La troisième rencontre est à la fois drôle et anecdotique. Au bord du chemin, un panonceau indique : « La perspective sur la cathédrale permet de mesurer l'ampleur du plus vaste édifice gothique jamais construit au XIIIe siècle. » Ma photo offre une toute autre vision : un immeuble en construction vient totalement dénaturer la vue offerte aux promeneurs un siècle plus tôt sur un édifice qui culmine à 112,70 mètres ! Dommage. Ainsi va le modernisme. Cela ne se voit pas d’où je suis, mais cette cathédrale présente une particularité. Sa flèche est en bois recouvert de plomb. Elle remplace l'ancien clocher détruit par la foudre en 1528.
Dommage aussi que je manque de temps pour m'y rendre. J'ai lu qu'un labyrinthe de faïence tracé au sol en 1220 avait pour but, en suivant son parcours, de remplacer le pèlerinage à Jérusalem ou à Saint-Jacques de Compostelle pour ceux qui ne pouvaient le faire. J'aurai pu ainsi dans la même journée découvrir les hortillonnages et accomplir les deux pèlerinages !
Midi quarante-cinq. J’ai choisi un café situé hors du centre. Je préfère les cafés qui ont une âme et pour moi les usines à café de centre-ville ont perdu toute âme depuis bien longtemps. Je commande un croque-monsieur et un café. C’est surtout l’occasion de rapidement rédiger quelques notes avant que le temps n’altère les détails de ma randonnée.
A ce moment, un timide rayon de soleil vient éclairer un présentoir en carton qui contient des bulletins de la Française des Jeux. C’est le mot "bonus" qui attire mon regard. Malgré la pluie, les nuages et le froid, ma découverte du matin n’a été que "bonus". Et les heures qui promettaient d’être longues sont passées comme sont passés les nuages pluvieux au-dessus de la capitale picarde.