Rachelle nous fait remarquer que
nous courons avec le regard trop fixé sur le goudron. Sa remarque est loin
d’être idiote, sauf que courir la tête en l’air, c’est assurément s’assurer
d’une chute sans tarder. Pourtant, cela vaut vraiment la peine de regarder
autour de soi ! La montagne au dessus de Peyrelade ou de Boyne est splendide.
Le Tarn, irisé de bleu turquoise et de vert anglais, est une invitation à la
flânerie. Je suis étonné du nombre de campings que l’on trouve très
régulièrement. L’activité touristique doit être intense l’été, ce qui signifie
des routes sûrement très encombrées. Quel plaisir que cette D907 qui nous est
réservée ! Sauf que le temps n’est pas au tourisme : nous avons un
plat à digérer et quel plat ! Pourtant, après une douzaine de kilomètres,
je n’arrive pas toujours à m’imaginer que je suis parti pour encore quatre-vingt
huit !
Rachelle joue les reporters avec mon appareil : si jamais Thibault et moi n'allons pas au terme, nous aurons au moins quelques souvenirs ! Cela sert aussi à cela un accompagnateur à vélo.
Au ravitaillement de Boyne, j’ai
l’impression d’être en facilité. Etant en avance de près de deux minutes sur
mon horaire idéal, j’en profite pour une petite photo du ravitaillement. Et
quel ravitaillement : de l’eau plate et gazeuse, du jus d’orange, du
glucose, de la bière (!), du pain d’épices, des tas de fruits secs, divers gâteaux
dont du pain d’épices, des petits sandwiches au pâté, au roquefort, au fromage
et au jambon, du chocolat, des pâtes de fruits, des quartiers d’orange ... Je ne le sais pas encore, mais tous les ravitaillements seront pantagruéliques.
La bière et le roquefort m’étonnent
assez. Quel coureur s’entraîne en avalant de telles choses ? J’imagine que
cela doit être pour les marcheurs car ils semblent nombreux ceux qui sont
partis pour accomplir la totalité de la distance en marchant. Je me contente du pain
d’épices et de pâtes de fruits car je n’ai testé que cela à l’entraînement. S’il
y a bien un endroit où il vaut mieux éviter de tester une alimentation en
course, je pense que c’est bien sur un cent kilomètres !
Un carillon sonne au loin les
douze coups de midi. Voilà deux heures que nous sommes partis et tout roule
excellemment bien. Je prends cependant bien soin d’avaler tous les cinq
kilomètres une petite gorgée d’Hydraminov, un complément vitaminique qui évite
(ou limite) du fait de sa forme désacidifiante (sur une base de citrates et de bicarbonates)
les risques de crampes liés à l'acidité musculaire sur les efforts de très
longue durée. Je suis censé en boire trente cinq grammes dilués dans cinq cent
millilitres d’eau toutes les heures, mais au bout des deux premières heures, la
première bouteille n’est pas encore vide alors que je la partage avec Thibault (qui
lui est potentiellement sujet à des crampes). Je n’ai jamais bu énormément –je
suis même du style chameau puisque je n’ai bu à l’entraînement que quatre-vingt
cinq centilitres sur quarante kilomètres– et je reste pour le moment sur les
mêmes bases. Thibault par contre boit pour deux. Il doit même faire une pause
tous les cinq bornes pour se délester !
Courir sur une base de treize
heures pour cent kilomètres n’est pas un rythme élevé, ce qui permet de
profiter du paysage. D’échanger avec d’autres coureurs aussi, car depuis le
cinquième kilomètre, je commence à voir les mêmes têtes, tantôt devant, tantôt
derrière au gré des ravitaillements ou des aléas du terrain. Dans certaines
lignes droites, j’aperçois le petit fanion du meneur d’allure "13
heures" qui flotte au loin. J’ai hésité un moment à le suivre, puis j’ai
préféré m’en tenir scrupuleusement à mon plan de marche. J’ai remarqué que sa
progression était plus rapide que la mienne sur la première partie puis plus
lente ensuite sur la boucle où se comptent les principales difficultés. La
raison me pousse à m’en tenir à mon plan : si jamais je suis dans le rouge
dans la seconde partie, c’est bien que je n’aurai pu aller plus vite sur la
première !
Comme j’ai néanmoins tendance à
courir un peu plus vite que le rythme choisi, les épisodes de marche sont assez
fréquents. Thibault me suit scrupuleusement. Nous avons décidé de faire route
commune jusqu’au passage du quarante deuxième kilomètre. Je suis persuadé qu’il
va ensuite s’envoler compte tenu de son âge et de sa fougue.
Le passage au vingtième kilomètre
dans le village du Rozier se fait presque exactement sur le tempo prévu :
une petite minute d’avance. Le ravitaillement est vite expédié car je sais que
les difficultés débutent dès la sortie de Peyreleau avec une vraie côte. Il y
un passage à 8,8 % sur deux cent cinquante mètres avant une série de petites
montagnes russes sur près de neuf kilomètres. Pas question d’y jouer le
fanfaron ! Ma petite minute d’avance va permettre de marcher dès que je
sentirai quelques tensions musculaires.
Sur le papier, avant le départ et
durant ma préparation, ces premières côtes me faisaient un peu peur. Je m’étais
bien tracé un parcours d’entraînement avec des déclivités qui pouvaient
ressembler à ce qui allait m’attendre dans l’Aveyron, mais je sais par
expérience que quelque soit la préparation rien ne vaut l’expérience de la
compétition et que rien ne se passe jamais vraiment comme on l’a écrit sur la
partition.
Après avoir franchi le Tarn avec
au passage une vue splendide sur la rivière et la vallée, nous voilà donc dans ce qui fait office
d’apéritif dans le copieux menu du jour. Certes, ce n’est pas long, mais il y a
un passage avec une boucle comme dans la montée de l’Alpe d’Huez. Peu de
coureurs sont alors en mode course à pied. Certains cyclistes mettent aussi
pied à terre. Pour moi, cela va excellemment bien, sur un tempo de marche
rapide. Je dois même me refréner quand je vois que je dépasse trop de monde. A
vélo, Rachelle et Evelyne ont toujours le sourire. Que du bonheur !
Nous voilà donc maintenant sur la
rive gauche du Tarn. Avec Thibault, nous tentons de profiter des quelques rares
ombrages afin de se protéger d’un soleil qui commence à poindre. Le soleil, c’est
un peu mon ennemi. Pour l’instant, il a été très peu présent et c’est une bonne
chose. Mais les nuages commencent à s’estomper, je n’aime pas franchement cela.
Jusqu’au village de la Cresse, la route est campagnarde. Peu de spectateurs
mais la densité des coureurs est encore élevée d’autant qu’il y a encore bon
nombre de marathoniens parmi les cent-bornards. A l’entrée d’une petite
fermette, une fillette distribue les prunes du verger parental. C’est proposé
avec beaucoup de spontanéité et de bonne humeur, mais les prunes, là, je vais
éviter. Deux cent mètres plus loin, je réalise que j’aurai quand même pu
prendre le temps de faire une photo. Bon, l’arrêt photo sera un peu plus loin,
pour figer Thibault et nos deux accompagnatrices !
Après le trentième kilomètre, la
traversée du village de La Cresse sous le soleil est splendide avec vue sur le
Tarn en contrebas, quoique le petit raidillon avant de toucher le sixième
ravitaillement est assez casse-pattes. Comme le chrono m’indique à nouveau une
petite avance, je prends le temps de marcher calmement pour avaler quelques
petits morceaux de pain d’épices et boire un verre de glucose. L’organisation a
disposé des poubelles cinquante et cent mètres après les tables de
ravitaillement mais certains participants ont du mal avec la propreté et des
gobelets sont au sol. J’ai malheureusement constaté une bonne dizaine de fois
des petits tubes de concentré vitaminique au sol, ce qui est vraiment un
sans-gêne caractérisé quand on s’en vient courir en pleine campagne. Peu après La Cresse, un coureur jette son gobelet au sol alors qu’à sa gauche son
accompagnateur vélo dispose de deux
paniers permettant d’éviter ce geste. Je me serai bien fendu d’une remarque
mais le gars est trop loin devant pour que je sprinte afin de le sermonner.
Rachelle, en accompagnatrice
attentionnée, a réapprovisionné la bouteille d’Hydraminov. Je m’efforce d’en
boire un peu mais je n’ai pas soif. Je ne parviens pas à boire beaucoup, cela
me turlupine et la phrase maintes fois lue d’ « un litre par heure de course » tourne et retourne dans mon
esprit. Ne vais-je pas le payer comptant sur la seconde partie de
l’épreuve ? De son côté, Thibault est exactement à mon opposé. Il court
avec un camelback qui contient deux
litres d’eau et il l’a déjà rechargé une fois. Sans compter qu’il boit à chaque
ravitaillement. Bon, à nous deux, nous faisons la moyenne. Par contre ne
boit-il pas trop puisqu’il s’arrête quasiment tous les cinq kilomètres pour le
trop plein ?
Sortie de la Cresse, panneau Millau à sept kilomètres. Quoi ? Bientôt la
fin du marathon ? Je n’ai pas vu le temps passer. Et pourtant, voilà bien
trois heures cinquante que je fais corps avec le tarmac. Bon, il ne faut pas se
réjouir trop vite ! Plusieurs habitués de Millau m’ont écrit que l’épreuve
débutait au soixantième, voir au soixante-dixième kilomètre.
La route qui mène maintenant vers
la préfecture de l'Aveyron est un long faux plat descendant. Cela permet de garder un bon rythme de
progression. Voilà déjà le panneau qui annonce le retour à Millau. Une photo à
ne pas manquer !
Au quarantième kilomètre, Marc
nous attend. Il va prendre le relais sur la seconde boucle. Nous quittons
Rachelle et Evelyne qui vont maintenant se reposer. Nous les retrouverons à
l’arrivée. Le retour est prévu pour 23h15 et au quarantième kilomètre, nous sommes
exactement sur les bases calculées cet été, soit 4h56 au camping des Érables
Petit au revoir, nième remerciement et tandis que Marc et Rachelle échangent le
sac qui transporte notamment mon appareil photo, je continue avec Thibault vers
l’arrivée du marathon, Marc devant nous attendre –comme tous les autres suiveurs à vélo– à l’extérieur du parc de la Victoire.
Les derniers mètres dans le parc
sont en montée. Je pense qu’au bout des cent kilomètres, on va sérieusement les
sentir ! A cette heure, avec une foule de spectateurs assez dense, les
applaudissements aident à oublier la déclivité. A l’entrée de la salle où est
installé le podium, futurs centbornards et marathoniens sont séparés par deux
bénévoles porteurs du maillot de l’édition 2013, comme d’ailleurs tous les
bénévoles rencontrés lors des ravitaillements. Pour les uns, l’épreuve est
finie. Pour les autres, dont je suis, il ne reste "que" 1,37 marathon
…
Pour l’instant, l’heure n’est pas
à penser à ce qu’il reste à parcourir mais plutôt de profiter du moment. Je
viens de clore le marathon en 5h12, soit exactement le tempo prévu. Je crois
que c’est la première fois de ma vie que je suis exactement en accord avec une
prévision sportive ! Avec une grande satisfaction, celle de constater une
belle progression depuis mon désastreux marathon de Paris en avril bouclé en
5h56, puis un 5h32 à l’entraînement fin août et 5h16 début septembre mais sur
un parcours quasiment plat. Et cette fois sans le souci du marathon d’avril.
Rien que cela me rend euphorique !
A peine après avoir franchi le seuil de
la salle d’arrivée, je débouche immédiatement sur le ravitaillement. Thibault
me quitte quelques instants car il souhaite se changer, une opportunité offerte
par l’organisation et que je n’ai pas retenue dans la mesure où aucune goutte
de pluie n’était prévue en journée. Si nécessaire, je me changerai au
soixante-dixième kilomètre, avant la nuit. Il est prévu que nous nous
retrouvions à la sortie du parc où patiente Marc. En attendant, quelques
morceaux de pain d’épices, quelques pâtes de fruits et deux verres d’eau sont
tranquillement appréciés. Je découvre en repartant que la zone de chronométrage
au terme du marathon est située après le ravitaillement. Mon temps officiel
sera donc de 5h20.
A la sortie du parc de la Victoire, je retrouve Marc qui a
accroché le dossard "suiveur" 1489 précédemment porté par Rachelle.
Il s’apprête à repartir avec moi, mais je préfère qu’il attende et suive
Thibault qui n’a pas fini de se changer. Il refuse dans un premier temps. J’insiste.
Primo, je ne veux pas laisser Thibault tout seul à l’arrière puisque nous
sommes ensemble depuis le premier mètre ; deuzio, cela me permet de me
reposer sur quelques hectomètres en attendant qu’il me rejoigne. Si tout c’est
excellemment bien passé jusqu’à maintenant, je suis bien conscient que les
choses sérieuses vont bientôt débuter et quelques minutes de moins vite ne sont
pas à refuser.
La traversée dans Millau est encombrée de voitures.
Difficile pour les organisateurs de bannir toute circulation en plein centre et
sur la départementale d’accès aux zones commerciales situées au sud de la
ville. C’est moins plaisant pour les coureurs, il faut un peu de vigilance
surtout dans le boulevard de l’Ayrolle et la rue Louis Blanc assez étroite et
lors du passage du pont Lerouge sur le Tarn. Les concurrents sont un peu plus
espacés du fait de la disparition des marathoniens mais les encouragements de
bon nombre de personnes aux terrasses des bars sont bien sympathiques.
La sortie de Millau par les avenues de Guyenne et Marc Corneillan est assez insipide. Cela ne dure pas bien longtemps. Voilà déjà Creissels, le dixième ravitaillement, situé à gauche de la route dans un virage sur la place du 19 mai 1962. Déjà plus de quatre kilomètres parcourus depuis que j’ai laissé Marc. Je fais vite parce que je pense que Thibault est sur mes talons et je ne voudrai qu’il me double sans m’apercevoir à l’occasion de cet arrêt. La halte n’en est donc pas franchement une : un verre de glucose et trois pâtes de fruits et me voilà reparti. Fin de la traversée de la zone commerciale. Ce sera la partie la moins plaisante du parcours, heureusement très courte.
Au rond point de l’avenue Jean
Monet avec le viaduc de Millau en toile de fond, un véhicule de gendarmerie est
en travers de la voie. La départementale 992 est dorénavant intégralement
réservée aux coureurs. Cent mètres avant, un panneau "Saint-Affrique 27 km".
Difficile de ne pas avoir un petit frisson !
Après l’apéritif au sortir de Peyreleau, voici le
premier plat du menu Millau 2013 : une côte de cinq pour cent durant deux mille six cent mètres. Sur mon
descriptif, cette zone est surlignée en rouge. Pas question d’y faire le
fanfaron. J’ai prévu d’y progresser à dix minutes au kilomètre, soit une marche
à peine soutenue.
La route, toboggan argenté sous un soleil cette
fois bien présent, est un long chemin coloré par les maillots des futurs centbornards. Dommage
que je n’ai pas mon appareil photo resté dans la sacoche de Marc ! Pas mal
de cyclistes sont à la peine et marchent en poussant leurs vélos à côté des
coureurs. Peu de coureurs sont sans accompagnateurs, ce qui me renvoie
immédiatement vers Marc. Je me décide à l’appeler (mon téléphone se faisant
vieux, il est en mode avion depuis le départ afin d’économiser les batteries).
Surprise, Marc a bien récupéré Thibault mais l’arrêt de Thibault à Millau a
duré plusieurs minutes et ils ne sont pas encore parvenus au ravitaillement du
quarante-sixième kilomètre. J’ai donc presque deux mille mètres d’avance. Que
faire ? Les attendre au rond-point en compagnie des gendarmes ou continuer
à petite vitesse dans la montée ? J’opte rapidement pour la seconde
solution. D’abord parce que le soleil est bien au zénith, ensuite parce que je
redoute un peu cette première vraie difficulté et je préfère la gravir à petite
allure.
Quoique marchant, je dépasse
plusieurs coureurs dans la longue montée qui passe sous le viaduc. C’est assez
majestueux. Si le béton du pont est gris, ce géant autoroutier des airs est
blanc sous le soleil. Je ne sais pas si c’est beau, mais c’est imposant et
très impressionnant. Beaucoup de concurrents en profitent pour figer l’instant
avec leur photophone. Au sommet, ils s’y photographient aussi entre eux. Une
concurrente me propose de me prendre quand je passe sous le pont, mais comme
plus loin il y a la prise de vue officielle du cinquantième kilomètre, je
décline l’offre. Je n’ai pas non plus très envie de stopper en plein soleil et
je rappelle Marc pour savoir où il en est avec Thibault. Les nouvelles de
l’arrière ne sont pas bonnes : ils ne sont pas encore parvenus au
rond-point où est postée la gendarmerie. Malgré le fait que j’ai marché durant
plus de vingt minutes, Thibault ne m’a pas repris un seul mètre. Je commence à
m’inquiéter un peu : voilà plus d’une heure que je n’ai pas bu mon
complément vitaminique. Je n’ai même qu’un verre de vingt centilitres de
glucose dans le gosier depuis le passage par Millau et je trouve qu’il commence
à faire trop chaud. Attendre sur place ? Impossible, la température est
trop élevée à mon goût. Comme la route n’est plus qu’une descente vers le
ravitaillement de Saint-Georges de Luzençon, je choisis d’enquiller au plus
vite vers ce village.
Peu après le cinquantième kilomètre,
je dépasse le meneur d’allure "14 heures" et sa petite troupe de
fidèles. Je les ai eus en ligne de mire durant toute la montée vers le viaduc.
Cela m’a chagriné que de me savoir en retard sur mon horaire du fait d’avoir
attendu Thibault. C’est donc avec plaisir que je dépasse la petite douzaine de
personnes dans le sillage du fanion. J’ai de bonnes jambes et je progresse sur
un bon rythme. Je dois me modérer à plusieurs reprises en tournant en boucle le
refrain : « Patience, je ne viens que de passer la moitié de la
distance ! ». Mais je commence à avoir soif et je ne ralentis pas
franchement.
Un convoi de véhicules et de
motards m’annonce en sens inverse l’arrivée imminente du premier de la course. Un tableau d’affichage mobile du chronomètre le précède. Je fais vite le calcul qu’il me devance de près de cinq heures.
Pourtant loin de me décourager, cette rencontre me donne un second souffle. La
route est large, je me déporte à gauche pour l’encourager. Plusieurs minutes
plus tard, je croise le second. Je suis étonné de l’écart important qui les
sépare. Puis voici le troisième ou le quatrième peut-être, un aveugle relié par une petite cordelette de son poignet au vélo d’une femme. Je déplore qu’il
ne soit pas autant accompagné que le premier qui disparaissait dans une nuée de
cyclistes. Je l’encourage vivement. D’autres coureurs font de même. Cette
rencontre et cette abnégation pour courir cent bornes en étant aveugle me
redonnent un peu d’énergie quoique à cet instant je n’aie nul besoin de
supplément pour bien avancer. Le dossard 1046 ne figurera pourtant pas dans le classement final.
Abandon de dernière minute ou panne de la puce intégrée à son dossard ?
Voici déjà Saint-Georges et son ravitaillement
aménagé dans une salle communale. A nouveau pléthore de victuailles, de
sourires des bénévoles et cette fois des tables de massage où quelques coureurs
tentent de retrouver un second souffle musculaire. Je me contente d’un verre de
glucose, d’un verre de Pepsi-Cola (en espérant que cette "nouveauté"
ne me causera pas de troubles intestinaux) et trois ou quatre pâtes de fruits.
Je repars sur le champ. Je viens en effet de parcourir près de trois kilomètres
sur un rythme bien soutenu et si je m’arrête, je risque vite d’être pris de
vertiges. Cela m’est souvent arrivé à l’entraînement de même qu'au marathon de Paris en avril. Une cause de ma
leucémie et/ou de mon déficit en hématies peut-être. Le cas s’est aussi
produit le matin dans le village de Rivière-sur-Tarn quand Rachelle avait souhaité
me prendre en photo devant deux jeunes bénévoles au ravitaillement coiffées de
perruques multicolores. J’avais dû me rattraper à une banderole publicitaire
car je commençais à voir trouble. Cette fois sans mon accompagnateur, je
préfère éviter ce genre de mauvais gag. Je choisis de continuer sur un pas lent
dans le très long mais léger faux plat montant qui conduit à Saint-Rome de
Cernon. Thibault m’y rattrapera. Sauf qu’un appel à Marc m’indique vite le
contraire : non seulement Thibault ne me rattrape pas mais ma descente en
mode accéléré après le viaduc de Millau semble avoir sérieusement augmenté l’écart qui nous
sépare. Je commence à être très inquiet : voilà onze kilomètres que je
n’ai pas avalé mon complément vitaminique. Aussi j’espère que les deux petits verres
de glucose que j’ai avalés à la sortie de Millau puis à Saint-Georges ne sont
pas du charlatanisme. Je n’ai en effet jamais ingurgité ce genre de boisson,
mais depuis le départ je pense qu’une petite dose de sucre en plus ne peut pas m'être handicapante.
Au sortir de Saint-Georges, en
sens inverse la densité de coureurs qui sont déjà passés par Saint-Affrique
commence à augmenter petit à petit. J’ai rattrapé un marcheur ou lui m’a
rattrapé, je ne me souviens plus exactement, et nous applaudissons
chaleureusement au passage de ceux qui sont déjà sur le retour vers Millau. Je
n’ai plus mon appareil photo, je loupe plein de clichés pour mon reportage.
J'essaye de me consoler en me disant que pour l'instant mon cheminement se
passe excellemment bien et que c'est le principal. D'ailleurs tout l'été, je me
suis interrogé si c'était judicieux de tenter un reportage tout en participant.
Le marcheur que j’accompagne
progresse sur un bon rythme, nous dépassons plusieurs concurrents. Le meneur
d’allure "14 heures" me repasse avec un petit groupe de coureurs qui
me semble avoir diminué de taille. Sa présence à cet instant de la course me
tracasse un peu. J’ai étudié en détail les temps de passage intermédiaires de
ce meneur. J’ai noté que mon plan de marche différait du sien sur un point
important : j’imaginais aller un peu plus vite sur la première partie de
l’épreuve. Oh ! Pas de beaucoup : quatre minutes plus rapidement au
marathon, puis j’accusais sept minutes de retard au soixantième kilomètre où
nous allons bientôt parvenir. Le fait de l’avoir dépassé me tracasse un
peu : n’ai-je pas été trop rapidement dans la montée vers le viaduc et
surtout dans la descente vers Saint-Georges ? Dans l’absolu, je n’aurai dû
dépasser ce meneur qu’après Saint-Affrique, soit dans plus de treize kilomètres.
J’hésite pourtant un instant à le suivre, histoire d’être dans un groupe en cas
de défaillance. Au final, je continue avec mon marcheur.
A Pont du Dourdou, le
ravitaillement du cinquante-septième
kilomètre est rapidement oublié : mon compagnon du moment, habitué
de l’épreuve, préfère l’ignorer à cause d’une sonorisation tonitruante. J’avoue
qu’il a raison : deux haut-parleurs branchés sur un groupe électrogène
crachent de façon quasi assourdissante une musique des années quatre-vingt. Cela
ne correspond pas franchement à la quiétude du calme Cernon qui coule à notre
gauche. En l’absence de mon suiveur vélo, je ne peux cependant absolument pas
sauter un ravitaillement. J’avale donc un verre de glucose dans un déluge de
décibels, ce qui n’est effectivement pas très plaisant.
Nous applaudissons
chaleureusement au passage de la première féminine. Sa foulée est enlevée et
alerte, elle doit figurer en douzième position. Elle me redonne envie de
courir, de tenir le tempo que je me suis fixé mais mon absence de compléments
vitaminiques m’inquiète de plus en plus. Je dois absolument retrouver Thibault
et Marc.
Un peu après, deux ambulances et
un motard de la Sécurité Civile s’affèrent auprès d’un coureur allongé dans le
fossé que les secouristes installent sur une civière. Une image pas très
rassurante. Depuis que je suis reparti de Millau, les passages d’une moto
d’intervention rapide sont réguliers. Ce qui signifie que nous sommes vraiment
rentrés dans le dur.
Saint-Rome de Cernon,
ravitaillement du soixantième kilomètre. Beaucoup de monde. Des spectateurs,
plus de vingt bénévoles derrière une gigantesque table de ravitaillement, des
coureurs qui comme moi vont vers Saint-Affrique ou d’autres qui en reviennent,
des toilettes, une salle de massage importante, une équipe de télévision qui
questionne des participants. Je devais atteindre ce point à 17h39 et j’en suis
à 7h40 de course. Si je tiens compte du différentiel de 1’45 entre le coup de
feu de départ avenue Jean Jaurès et mon passage sous l’arche de départ, je suis
même en avance de quarante-cinq secondes. J’en éprouve une grande satisfaction,
d’autant que je n’ai absolument jamais forcé. J’appelle immédiatement Marc pour
savoir où il en est. Catastrophe ! Thibault a eu un souci musculaire, il
s’est arrêté à Saint-Georges de Luzençon pour passer sur la table de massage.
L’arrêt s’est prolongé et il avance à petite vitesse. Petit coup au moral. Que
dois-je faire ? Continuer seul ? Mais sans mon complément
vitaminique, j’estime le risque majeur. Attendre ? Mais ne vais-je pas me
refroidir ? Nous voilà au pied du premier plat principal du menu
Millau : la côte de Tiergues, un pourcentage moyen de presque cinq pour
cent sur quatre mille mètres. On ne rigole plus ! Je pense à ce passage
depuis des mois, j’en ai rêvé, je l’ai vu et revu au travers de Google Maps,
j’ai étudié toutes les côtes de ma région pour trouver un terrain
d’entraînement similaire, j’ai vécu Millau matin, midi et soir depuis plus de
deux mois. J’en envie d’affronter la chose. Pas d’attendre à son pied !
Je téléphone à Rachelle pour lui
donner quelques nouvelles. Elle me conseille de poursuivre, d’appeler Marc et
de lui demander de me rejoindre en laissant Thibault continuer seul, que Marc
est mon suiveur vélo, pas le sien. Oui, mais voilà, c’est moi qui ai parlé de
cette épreuve à Thibault, c’est moi qui l’ai poussé à s’engager, nous sommes
côte à côte depuis le départ. Enfin presque puisque voilà dix-huit kilomètres
que je chemine tout seul. Je ne me vois pas abandonner Thibault à son sort. Ce
n’est pas dans ma vision de la solidarité, surtout s’il en est à passer par la
table de massage. Je ne comprends d’ailleurs pas bien comment Thibault peut
avoir des crampes. J’ai bien prévenu Marc de lui faire boire régulièrement mon
complément dont un des effets est justement d’éviter les crampes ! Moi qui
croyais que Thibault aller s’envoler comme une gazelle après Millau, le voilà
en fâcheuse posture. Rachelle n’est pas loin de me faire changer d’avis.
D’autant que si je ne suis pas venu à Millau pour réaliser une performance
sportive et que je me suis un peu obligé à penser que quinze heures pour
couvrir la distance serait une réussite, en mon for intérieur, j’ai envie de
réaliser ce 13h11 qui est inscrit au bas de mon plan de course. Même 13h10 !
Fatuité du chrono, je l’avoue. Peut-être aussi l’envie orgueilleuse de prouver
à mon hématologue que son veto sur mes projets professionnels, c’est peut-être
un peu n’importe quoi.
Cela bouillonne sous mon crâne.
Continuer seul et laisser Marc avec Thibault ? Oui, mais Marc s’est engagé
à mes côtés pour m’épauler, nous nous sommes entraînés ensemble sur des profils
typés Millau. Il m’est impossible de le laisser seul avec mon ami. Cela ne se
fait pas et je ne fais pas aux autres ce que je n’aimerai pas que l’on me
fasse. Aussi je choisis d’attendre Marc et Thibault et de poursuivre ensemble.
A contrecœur, mais en adéquation avec mes principes. Cela n’a jamais été simple
de vivre conformément à ses principes …
Après tout, maintenant que Thibault s’est refait une santé au massage de
Saint-Georges, le délai de moins de quinze heures reste toujours possible. Je
me suis initialement fixé cette limite car je n’ai pas envie de marcher trop
longtemps de nuit. Surtout pour une raison de sécurité. Si j’ai de légers
vertiges comme cela m’est arrivé au marathon de Paris ou lors de mes
entraînements, je sais que je peux vite trébucher. D’ailleurs, j’ai déjà chuté
une fois à l’entraînement. Alors de nuit, la vision imparfaite de la route ne
me plaît pas du tout. Moins longtemps nous progresserons de nuit, moins j’aurai de
possibilités d’avoir à gérer ce type de souci.
Sans cesser de tourner en rond
pour ne pas me refroidir, j’avale quelques pâtes de fruits et deux verres de
glucose. Je n’ai ni vraiment faim, ni vraiment soif. Je suis assez étonné de
mon état de fraîcheur. Il est vrai que mon plan de marche était basé sur le
minimum "vital". Mes projections lors de mes longs entraînements
indiquaient plutôt 12h30, voir même moins.
Le temps passe. Je téléphone à ma
sœur pour la rassurer car initialement elle souhaitait venir m’encourager. Je
joins aussi mes enfants restés dans le nord. Mon fils a vu sur le suivi en
direct de l’organisation via internet que j’étais passé au marathon dans le
temps prévu. Il n’est pas le seul à me suivre. Sur le forum courseapied.net,
plusieurs des habitués du Café des Marathoniens ont constaté que j’étais passé
sur les bases projetées et m’écrivent quelques mots d’encouragement. Je ne
lirai ces messages qu’une fois de retour chez moi. Cela m’a vraiment fait
plaisir. J’ai été touché de ces encouragements émanant parfois de personnes que
je n’ai jamais croisées qu’en virtuel !
Le temps passe, les coureurs
aussi. J’ai bien mon dictaphone mais je n’ai pas le cœur à me focaliser sur mon
reportage. La densité de participants en sens inverse est de plus en plus
importante. Toutes ces personnes sont sur des bases de moins de dix heures. Ils
seront d’ailleurs exactement 99 à terminer sous les dix heures.
Les minutes passent. Les dizaines
de minutes passent. Je m’impatiente. Je n’ose m’asseoir de peur de ne pouvoir
repartir. Je constate que la salle de massage marche à plein. Il y a presque la
queue pour attendre de recevoir les soins malgré une demi douzaine de kinés. Je
rappelle Marc pour savoir où il en est avec Thibault. Ils viennent de passer le
raffut musical du ravitaillement précédent. Bon, ils ne devraient plus tarder.
Avec le temps qui fuit et le
soleil qui commence à descendre derrière les collines, j’ai l’impression que
mes muscles se sont totalement refroidis. Je tourne en rond en faisant des
allers-retours le long de la table de ravitaillement, je regarde les
équipements des suiveurs vélo parce que je suis déjà projeté dans l’édition
2014. Et toujours les minutes qui s’égrènent. Enfin au loin le plastron rouge
de Marc. Thibault marche. Je regarde mon chronomètre. Il est 18h37 ! Voilà
donc cinquante-neuf minutes que je suis planté trente mètres devant l’église de
Saint-Rome mais je suis toujours incapable de dire à quoi elle ressemble. Perdu
dans mon attente, je n’y ai prêté aucune attention.
Thibault et Marc vont grappiller
quelques victuailles. Je souhaite repartir, mais Thibault n’est pas au mieux.
Sur le coup, je n’y prête pas attention, mais il a les traits tirés. Je le
remarquerai, mais une fois de retour chez moi … sur les photos que j’ai prises
puisque j’ai récupéré Marc, donc mon appareil reflex. Ses soucis musculaires
sont toujours présents. Il repasse rapidement par la salle de massage, fait
quelques étirements sur les grilles placées devant la table de ravitaillement.
Je m’impatiente de plus en plus. J’avale une gorgée de mon Hydraminov. Pour me
changer les idées, je pars photographier les bénévoles qui officient en
cuisine. Je suis au taquet … mais froid, comme si je n’avais pas déjà couru
soixante bornes. Quand nous quittons enfin le voisinage de cette église que je
suis toujours incapable de décrire, il est 19h10. J’aurai donc stoppé
quatre-vingt dix minutes. Il ne va pas falloir flâner en route si je veux
parvenir à Millau au terme de quinze heures de course !
Dès la reprise de la route vers
Saint-Affrique, Marc me demande de repartir modérément. Conseil bien
inutile ! M’étant totalement refroidi, je sais qu’il me faut quinze bonnes
minutes avant de pouvoir courir en montée sans me mettre dans le rouge.
Heureusement, le premier kilomètre est en faux-plat. Thibault a pris ses bâtons
de marche qu’il avait prévus au relais de Millau. Ils sont repliables et
peuvent être placés dans le sac de Marc. Je ne sais pas si c’est une bonne idée
que ces bâtons, mais comme Thibault les as testés sur un trail de quarante
kilomètres en juin, je ne dis rien. Si cela peut l’aider à gravir d’un bon pas
la côte de Tiergues, autant qu’il en profite !
Ce que Marc ne m’a pas dit (ou ce
que je n’ai pas entendu), c’est que son "modérément" ne s’appliquait
pas vraiment à moi mais plutôt à Thibault. Ma progression ralentie sur les
premiers hectomètres de la côte est encore trop rapide pour lui. Je ne m’en
rends pas compte immédiatement. Dans toute la côte, j’essaye, en marchant,
d’être sur le rythme lent que j’avais prévu, soit 9’30 au kilomètre. Toujours
un petit pas devant Thibault pour l’entraîner, l’encourager. Je me rends
cependant compte que son placer de bâton est saccadé, qu’il paraît manquer de
souffle et que ce souffle n’est pas totalement régulier. J’essaye cependant de
garder la cadence. On enclenchera la vitesse supérieure dans la longue descente
qui va ensuite nous mener vers Saint-Affrique. La nuit est tombée, assez
rapidement d’ailleurs. Les coureurs, toujours plus nombreux en sens inverse, se
transforment de plus en plus en lucioles. Des lucioles parfois hésitantes.
Au croisement de la côte de
Tiergues et de la D993, c’est en terminé de l’antépénultième bosse de
l’épreuve. Finalement, elle se passe très bien. Cependant, cela pouvait
difficilement en être autrement. Thibault et moi l’avons grimpé totalement en
marchant plus de dix minutes plus lentement que prévu. J’essaye de reprendre la
course à pied mais Thibault abdique rapidement. Cette fois, il est vraiment
moins bien. Il chemine souvent dans le bas côté herbu pour économiser les chocs
dus au goudron. La nuit, sans plus d’éclairage que celui des zones habitées
traversées ou celle de la lampe avant du vélo de Marc, cela me semble une
mauvaise idée. Je stoppe quelques instants pour enfiler mon gilet de sécurité
jaune fluorescent et prendre ma lampe frontale. Je repars en courant pour
rejoindre Thibault qui ne s’est pas arrêté. Je suis prêt à courir ainsi
jusqu’au ravitaillement de Saint-Affrique, mais c’est impossible pour lui. Il
commence à envisager de renoncer. Je tente de l’en dissuader, sans lui donner
la vraie raison d’ailleurs. M’étant arrêté quatre-vingt dix minutes à
Saint-Rome de Cernon pour l’attendre, il m’apparaît impossible qu’il jette
l’éponge maintenant. Je n’ai pas patienté aussi longtemps pour qu’il renonce
dix kilomètres plus loin !
A trois ou quatre reprises durant
la longue descente vers Saint-Affrique, Thibault abordera cette question du
renoncement. J’essaye de valoriser le chemin parcouru, déjà soixante-sept
kilomètres, ce qui pour lui comme pour moi est un record du monde de nous-mêmes
(!). Rien que cette pensée me motive à rajouter dix mètres, dix hectomètres,
dix kilomètres. Visiblement, cette motivation ne marche pas complètement avec
mon ami. Nous rejoignons donc le quatorzième
ravitaillement, au soixante et onzième kilomètre à petite vitesse. Dans notre
sens, les rangs des probables centbornards se sont éclaircis tandis qu’ils sont
très denses dans le sens retour.
Nous pénétrons officiellement à
22h38’49 dans la salle où campent chronométrage, massage, affaires de rechange
et ravitaillement. Au lieu d’une prévision établie à 19h09’45. Ah oui !
Quand même deux heures treize pour accomplir les onze kilomètres entre
Saint-Rome et ici. Nous avons sérieusement lambiné depuis Saint-Rome ... Sur le
forum courseapied.net, ceux qui me suivent ont posté en commentaire :
« Ouhlà, 22h38 … il en chie mais quel courage. Allez
Phauto ! » (mon pseudo sur le forum). Quand je vais découvrir ce
commentaire trois jours plus tard, j’exploserai de rire.
Sentant que Thibault est
limite-limite de la zone rouge et d’un éventuel renoncement, je le laisse
passer sur la table de massage, se changer, se ravitailler sans lui mettre la
pression. Je passe par la case toilettes, la première fois depuis le départ le
matin à 10h00 (!). Je m’occupe vaguement en prenant quelques photos et en
tentant de remotiver quelques concurrents qui rendent leur dossard. Je suis
impressionné par la pile de dossards rendus, entassés sur une table dans le
hall d’entrée. Une centaine peut-être. J’essaye de remotiver un coureur bien
plus jeune que moi qui renonce uniquement parce qu’il en a marre de l’épreuve.
Il n’est ni blessé, ni fatigué. Il en a juste assez. C’est là que tout ce que
j’ai lu sur le fait que Millau se réussit à cinquante pour cent au moral prend
tout son sens.
Je discute avec d’autres
personnes qui sont à la limite du renoncement, en utilisant le langage déjà
utilisé avec Thibault : « Vous rendez-vous compte que vous venez
de parcourir soixante et onze kilomètres ? Combien de fois dans votre vie
avez-vous couru une telle distance ? … Jamais ? Alors c’est une
première, c’est magnifique, non ? Voyez ce que vous venez de faire et oublier
qu’il vous en reste vingt-neuf ! Dans un kilomètre, vous aurez encore
amélioré votre performance ! ». Mes interlocuteurs sourient. Un
suiveur vélo lance à Marc : « Il a sacrément le moral votre
copain ! ». Oui, j’ai le moral. Depuis des mois. J’ai lu que
Millau, c’est au moral que cela se termine. Alors je me suis forgé un moral en
conséquence. Et puis, j’ai un compte à régler avec mon hématologue qui semblait
douter que je puisse courir vingt kilomètres, puis un marathon. Je n’aime pas
ce doute du praticien. Evidemment, cette raison, je ne peux l’expliquer à mes
interlocuteurs.
Quand nous repartons de
Saint-Affrique, les rangs se sont sérieusement éclaircis. L’arrêt aura duré
cinquante-huit minutes. Au fond de moi, je suis autant désolé que contrarié.
Dans tout ce que j’avais imaginé, il y avait tout (impossibilité de prendre le
départ, renoncement du fait de ma santé, malaise, mon souci du marathon de
Paris, blessure, crampe, ampoule, problème de digestion ou chute de mon
suiveur). Tout sauf une défaillance de mon ami. Je ne sais pas pourquoi mais
j’étais parti du principe que Thibault allait être une gazelle. Erreur que je
regretterai amèrement une fois de retour chez moi quand je découvrirai que le
tempo que j’avais choisi, soit 13h11, aurait été pour mon ami synonyme du
troisième meilleur temps absolu dans la catégorie espoir (moins de 25 ans)
depuis 2006. Ce n’est pas mon ami qui a failli, c’est moi qui l’ait entraîné
dans la souffrance … Affaire mal préparée signifie affaire mal réalisée !
Quand nous repartons, je sais que
mon projet de boucler le parcours en quinze heures est maintenant impossible.
Le masseur m’a avoué avoir dû traiter des muscles d’une dureté fort importante,
« proche de la crampe annonciatrice de l’abandon ». Il est
alors clair que mon but n’est pas de pousser Thibault à aller vite mais
uniquement de l’amener à Millau, fut-ce en 23h59. J’essaye cependant de le
presser un peu parce que vingt secondes devant nous est reparti un groupe de
trois concurrents dotés de bâtons de marche, comme Thibault. Avec leurs
accompagnateurs vélo, cela fait un petit groupe qu’il me semble utile de
rejoindre pour tenir le moral de mon ami d’autant que le groupe semble empreint
d’une forte dose de bonne humeur. Un grupetto
à Millau et en pleine nuit, l’idée me plaît bien ! L’air de rien, j’essaye
d’accélérer un peu le pas dans la courte rue Victor Hugo pour que nous
recollions au groupe. Je sais que cela va vite monter. Longtemps, très
longtemps. Il faut absolument que j’arrive à recoller Thibault à ce groupe
avant que nous n’atteignions la rue du Lion d’Or qui débute une côte de 7450
mètres. Le plat principal de Millau en quelque sorte.
Mes efforts sont vains. La montée
débute. J’essaye encore l’air de rien et tout en parlant d’allonger le pas.
Marc lance un « Pas trop vite les gars ! » que je maudis.
Cent mètres de côte, deux cent mètres, trois cent mètres, insensiblement le
petit groupe devant s’éloigne de plus en plus. Je me demande un court instant
si cela ne vaut pas le coup de sprinter un peu pour le rattraper mais le
conseil du masseur de mon ami « d’y aller molo jusqu’à Millau »
me fait abandonner le projet. Dommage ! Le groupe devient rapidement un
petit nuage de lucioles qui vacille dans la nuit. Nous sommes maintenant tous
des lucioles séparés par quelques décamètres. Seuls les cyclistes, à la peine
(pas évident de pédaler en côte à la vitesse d’un coureur qui marche !),
paraissent des lucioles ivres, un coup à droite, un coup à gauche.
A la sortie de Saint-Affrique et
alors que la nuit nous engloutit, Thibault entame un répertoire de chansons du
registre scout. Je me réjouis de le voir reprendre un peu d’entrain.
Malheureusement, quinze minutes plus tard, les cordes vocales se taisent et je
sens qu’il est reparti dans le dur. Je le laisse cette fois marcher devant,
pour que ce soit lui qui fasse le pas, que ce soit lui qui choisisse le tempo.
J’ai rangé mon petit plan horaire : il ne sert dorénavant plus à rien.
J’ai aussi laissé mon reflex dans le sac qui repartira par navette à Millau
histoire d’alléger un peu Marc. J’ai compris que la nuit allait être longue et
je me soucie aussi pour lui. Marc me fait remarquer la différence de pas entre
Thibault et moi. Lui paraît frapper le sol alors que de mon côté, c’est très
silencieux. Je n’ai aucun mérite, ma progression étant alors plus lente que ma
vitesse quand je fais des marches photographiques. Peut-être ne sommes-nous
même pas à cinq kilomètres heure !
Au ralenti total ou à l’arrêt
depuis plus de cinq heures, je commence à me refroidir. Je laisse Thibault
continuer et je m’arrête pour enfiler une légère polaire manches longues sous mon
maillot et un bonnet. Je prends mon temps, non pas parce que j’ai le temps,
mais simplement pour le plaisir de courir sur quelques centaines de mètres pour
rattraper mon ami. Entre temps, d’autres coureurs m’ont dépassé. J’ai dû passer
pour un fou à courir à plus de dix kilomètres heure aux trois quart d’un cent …
L’idée me fait sourire mais surtout la course me réchauffe. J’étais sur un faux
rythme et j’ai peur d’avoir froid.
La côte est longue, le pas est
lent, la nuit étouffe tout. Seules les lumières vacillantes des vélos et de
quelques coureurs tracent un chemin dans la nuit. Thibault me répète plusieurs
fois qu’il va y arriver, qu’il se pose beaucoup de questions. Il est en
souffrance, à mon avis plus moralement que physiquement. Son pas lourd témoigne
du fardeau qu’il doit porter. L’arrivée au ravitaillement du soixante-dix septième kilomètre,
proche du sommet de Tiergues, lui est bienvenue. Moins pour moi qui me
refroidit de plus en plus quand le pas ralentit ou qu’il faut s’arrêter.
J’avale rapidement un verre de glucose, deux pâtes de fruits, un petit morceau
de pain d’épices et j’indique à mes compagnons de route que je continue
tranquillement le temps qu’ils me rattrapent parce que je vais trop me
refroidir si je stagne.
Quelques marcheurs devant moi.
Plus personne ne court. Visiblement, plus personne ne peut courir. Au fil du
chemin, je rattrape un marcheur sans gilet ni lumière, une personne que j’ai
déjà doublée plusieurs heures plus tôt à l’aller, bien avant de parvenir à
Saint-Rome. Deux autres concurrents l’ont dépassé, mais une fois à sa hauteur,
je prends conscience que je ne peux pas le laisser ainsi au moment où nous allons
aborder la descente de la côte de Tiergues. Il risque la chute. Ralenti par un
souci musculaire, le gars n’avait pas prévu que sa course durerait aussi
longtemps et il n’a rien qui le signale ou qui lui permette de tracer son
chemin dans une nuit bien noire, hormis un morceau de ruebalise nouée à la
ceinture. Ma lumière est donc la bienvenue. Nous marchons côte à côte en
échangeant peu. Il déclare avoir le moral, il sait qu’il ira au bout. Lentement
parce qu’il ne peut plus forcer. Son pas s’accélère du fait de ma lumière. Je
suis satisfait car cela me réchauffe un peu après toute la montée à petite
allure dans le sillage de Thibault. Deux kilomètres avant de parvenir de
nouveau à Saint-Rome nous croisons dans la descente ce qui sera le dernier
coureur à destination de Saint-Affrique. Il paraît tituber. Nous nous demandons
s’il atteindra la barrière horaire qui est fixée à trois heures du matin. Je ne
sais pas s’il a terminé, mais une chose est sûre, il vaut mieux avoir un moral
en titane renforcé quand on est comme cela seul dans la nuit, en souffrance et
dernier. Peut-être ne sait-il pas d’ailleurs qu’il est le dernier ?
Au bas de la côte de Tiergues,
avant d’entrer dans Saint-Rome, la gendarmerie s’enquiert de mon compagnon qui
n’a rien correspondant au règlement (ni lumière, ni gilet fluorescent) et la
route va être rouverte à la circulation des véhicules. J’indique que je marche
à ses côtés. Le gendarme le laisse continuer. Bon, j’ai un peu menti car je
vais m’arrêter au ravitaillement dont on capte déjà les sons. Je dois attendre
Marc et Thibault. J’abandonne mon inconnu. Dommage, il avait repris un bon pas
et j’aurai pu terminer avec lui.
Me revoilà donc à l’endroit où
j’avais attendu si longtemps … il y a si longtemps. Il est vingt-trois
heures ! Petit passage par les toilettes à cause du froid, un verre de
Pepsi-Cola, quelques pâtes de fruits. Et j’attends à nouveau. Finie l’animation
de la fin d’après-midi. La salle de massage fonctionne toujours à plein. Tous
les coureurs qui arrivent ne sont plus que des coureurs qui marchent. Et moi
qui ne rêve que de pouvoir terminer en courant ! Je n’ai vraiment pas
l’impression d’avoir parcouru quatre-vingt deux kilomètres. J’en suis étonné.
Est-ce parce que je lambine depuis le soixantième kilomètre ? Est-ce parce
que mon tempo était vraiment sous-estimé ? Pourtant, pour une première,
terminer en 13h11 aurait été une splendide victoire. N’ai-je pas repris la
course à pied un an à peine avant d’être ici ?
Je me suis assis sur les marches
de la salle communale. C’est la première fois que je ne suis pas debout depuis
ce matin 08h00. Je ne suis pas fatigué. Seulement attendre debout n’a aucun
sens quand on peut s’asseoir et que cela n’influe plus sur la course.
« Cela ne va pas ? »
me demande une dame assise à ma gauche sur un petit muret, en compagnie de deux
autres personnes.
Je la rassure tout de suite en
lui indiquant que j’attends mon ami. Nous discutons un peu. Hasard de la vie,
une des trois femmes est l’épouse d’un des trois engagés venus de l’Aisne.
J’avais remarqué que nous étions trois au départ, son mari donc, venu de Laon,
un autre concurrent résidant à Lesquielles Saint-Germain, un village proche de
Saint-Quentin, et moi, de Soissons. Laurent, son époux, doit arriver sous peu.
Quelques minutes plus tard, Guy, le résident de Lesquielles, sortira de la
salle communale. Etonnant que nous nous croisions quasiment au même moment au
même endroit alors qu’il y avait tout de même 1653 engagés. Des trois, je suis
cependant le petit jeune des Axonais : Laurent est vétéran 4, soit âgé de
plus de 70 ans, et Guy est vétéran 3, soit âgé de plus de 60 ans. Millau n’est
pas vraiment une épreuve de gamins ! Cette année, il y avait au départ
39,3 % de V1 (de 40 à 49 ans), 31,5 % de V2 (de 50 à 59 ans), 11,7 % de V3 (de
60 à 69 ans) et 1,3 % de V4 (plus de 70 ans). Près d’un engagé sur deux a donc
plus de cinquante ans. Millau, une histoire d’amour gravée dans le chêne ?
Sûrement aussi. Il y avait trente-sept couples au départ. Parmi ceux-ci,
vingt-quatre (soit les deux tiers) sont classés V2 ou V3. A l’autre bout de
l’échelle des âges, il n’y avait par contre que quatre jeunes de moins de 25
ans. Enfin quatre sur la liste des partants, parce que dans le classement final
deux d’entre eux sont devenus "senior".
Thibault arrive enfin. Il n’a
toujours pas récupéré une forme éblouissante. Je crois qu’il repasse rapidement
par la table de massage. Je n’en suis plus très sûr car je commence à
m’endormir ! Nous repartons après un arrêt heureusement bien moins long
que celui de Saint-Affrique. Mon ami ne tient vraiment plus la grande forme
morale. Il maugrée. Il me dit qu’il va falloir qu’il se fasse violence pour
parvenir au terme. Dans la nuit, le phare avant du vélo de Marc qui vacille
sans cesse de droite à gauche du fait de la progression très lente gène
Thibault. Il nous indique de marcher une cinquante de mètres en arrière. Je
comprends à cet instant qu’il n’est plus bien du tout. Nous le laissons alors
devant, parfois bien plus de cinquante mètres, et très régulièrement je cours
pour le rattraper, prendre de ses nouvelles, l’encourager. C’est avant tout une
façon pour moi de me réchauffer. A trois reprises, je repars même en sens
inverse en courant pour rejoindre Marc. Je croise alors des concurrents que je
viens de dépasser et que je vais repasser trois ou quatre cent mètres plus
loin. Là, assurément, je dois passer pour un malade total. Cela me met de bonne
humeur. J’en ai besoin parce que j’ai froid et que je sens que j’ai de bonnes
jambes, que la vingtaine de kilomètres qu’il nous reste, je les avalerai bien
de la même façon que j’ai digéré la première boucle le long du Tarn.
La route qui nous ramène vers
Saint-Georges de Luzençon a été rouverte à la circulation. Il y a peu de véhicules. Les gendarmes passent
fréquemment. Je repense à mon marcheur sans lumière accompagné dans la descente
de Tiergues. J’espère qu’il a pu suivre un autre coureur en conformité avec le
règlement.
La route est maintenant un très
léger faux-plat descendant sur presque
sept kilomètres. Dans le sens inverse, en fin d’après-midi, un
concurrent m’a expliqué qu’au retour la fatigue fait que l’on ne sent plus que
cela descend, que c’est comme si c’était plat. Je ne suis pas de cet avis. Je
conçois bien que ma course qui n’en est plus une depuis le soixantième
kilomètre fait que je ne suis pas dans la condition d’un concurrent lambda.
Pour moi, il y a vraiment matière à avoir un bon rythme sur cette portion. Je
repense aussi à ce que m’a dit peu avant le départ cette concurrente aux
vingt-neuf participations : « Millau, c’est à la seconde
participation que l’on abandonne ! ». Cette phrase me trotte dans
la tête, je sais déjà que je serai au départ à l’automne 2014, aussi tenté-je
au maximum de mémoriser chaque détail, chaque passage, chaque difficulté. Pour
justement ne pas me mettre dans le rouge par excès de confiance et devoir
renoncer. Sans le savoir, Thibault, en avançant lentement, m’aide à réfléchir,
à mémoriser le parcours, à sentir les moments plus "techniques".
Déjà, j’ai hâte d’y être !!!
Arrivée au ravitaillement de
Saint-Georges, l’avant-dernier avant l’arrivée. Thibault s’y effondre presque.
Nouveau passage par la table de massage. Il tient si peu debout qu’il doit
s’asseoir pour manger. Je suis désolé de le voir ainsi. Lui, au moins, aura
vraiment exploré sa zone rouge, comme il est indiqué sur l’affiche de
l’édition 2013 !
Je discute avec une concurrente
allongée sur un lit de camp. Elle a eu un malaise, le médecin lui a déconseillé
de poursuivre. J’essaye de lui remonter le moral, de l’encourager. Peut-on
abandonner à dix kilomètres du final quand on vient de parcourir brillamment
quatre-vingt dix pour cent de la distance ? Elle n’y croit plus. Pourtant,
elle peut se reposer ici. Y compris dormir trois ou quatre heures avant de
repartir dans de meilleures conditions. Mais elle n’y croit plus. Elle renonce.
Si près du but. Quelle tristesse !
Pour moi, l’épreuve est finie,
même s’il reste encore dix kilomètres. Pour la première fois depuis le départ,
je fais une incartade à mon sacro-saint régime tenu depuis le départ, à savoir
de l’eau, du pain d’épices et des pâtes de fruits : j’avale quatre petits
carrés de pain de mie et de chèvre. Cela peut-il vraiment me gêner à l’allure
où nous progressons, moins de cinq kilomètre par heure depuis trois
heures ?
Nous repartons. Au loin, des
éclairs strient le ciel au-dessus des montagnes au nord de Millau. C’est fort
joli. Cela me rappelle que les orages initialement prévus se sont tenus
éloignés du parcours. Tant mieux ! Il ne manquerait plus qu’un orage au
moment où nous allons aborder le dessert du menu millavois, une côte à 5,7% sur
2250 mètres pour passer sous le viaduc de Millau. Le pourcentage le plus
important depuis le départ. Thibault est inquiet. Il me demande de ce qu’il
reste à parcourir. Je minimise la distance au moment de repartir du
ravitaillement : « Allez, encore dix kilomètres et c’est fini.
Courage ! Va à ton rythme. On n’est plus pressé ! ». Un
quart d’heure plus tard, nous passons après la fin du village le marquage au
sol indiquant le quatre-vingt dixième kilomètre. L’a t’il vu ? Je ne sais
pas. Il n’a rien dit. A cet instant précis, je lui ai parlé pour détourner son
attention, qu’il ne focalise pas sur ce qu’il lui reste à faire mais pense
plutôt à la satisfaction de ce qu’il a accompli.
Avec l’orage au loin, la
température est descendue. Cette fois, j’ai vraiment froid. Je ne dis rien à
Marc. Pas le moment de l’inquiéter. Soit ma légère polaire est insuffisante,
soit c’est ma vitesse qui ne me permet pas de réchauffer. Bien sûr, c’est ma
vitesse qui est en cause. Cet hiver, j’ai couru avec le même équipement par des
températures bien négatives. Peut-être aussi que la fatigue joue un peu, même
si je ne me sens absolument pas fatigué. Thibault continue à marcher devant, et
moi avec Marc à quelques encablures. De temps en temps, je cours pour le
rattraper, histoire de me réchauffer. Mais je ne me réchauffe pas. Au passage
sous le viaduc, le vent commence à se faire sentir. Les premières gouttes de
pluie apparaissent. Pas suffisantes pour que je choisisse de mettre ma
casquette histoire de protéger mes lunettes. Erreur ! Les gouttes
s’épaississent au fil de la descente. Avant que nous soyons arrivés au
rond-point au bas de la descente, les cataractes du ciel s’ouvrent. J’ai du
coup trois sujets d’inquiétude : la pluie qui me refroidit encore, la
pluie qui doit miner Thibault, la pluie qui me gêne la vue du fait des
lunettes.
Pour ce qui est de Thibault, la
pluie semble lui avoir donné un petit coup de fouet et son pas s’est accéléré.
Il était temps. Depuis longtemps, je n’enregistre plus les temps de passage au
kilomètre mais tous les cinq kilomètres. Les quatre derniers enregistrements
parlent d’eux-mêmes et dessinent la longue descente aux enfers de mon
ami : 0h55, 1h02, 1h14 et 1h29.
Pour ma vue et le risque que j’ai
bien présent à l’esprit de trébucher au moment d’un malaise (toujours
possible), je choisis de marcher sur la route. Heureusement, il n’y a aucune
auto. Il faudrait d’ailleurs être fou pour circuler par un temps pareil !
Pour le froid, alors là, c’est
vraiment un sujet d’inquiétude. Avant d’être malade, j’ai toujours eu un
problème avec le froid aux mains. A trois reprises au cours des années
précédentes, j’ai eu un malaise du seul fait d’avoir froid aux mains. Avec ma
leucémie, ce phénomène s’est aggravé. Et là, je n’ai pas mes gants. J’ai de
plus en plus froid. J’en tremble aussi bien au niveau des mains, que des bras
ou du torse. Je ne dis rien à Thibault ou à Marc. Mais la pluie ne cesse pas,
nous sommes trempés, totalement trempés et j’ai de plus en plus froid. Marc me
demande si cela va, je réponds inlassablement oui, mais c’est je mens. Le
passage après l’entrée dans Millau au pont Lerouge est synonyme de vertiges. Je
dois m’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber. Une seule solution
possible : me réchauffer dare-dare, donc courir. Tant pis pour Thibault.
Je l’abandonne à son sort et je pars en courant sur les deux kilomètres
restants. Marc, inquiet, me suit. Je lui dis de rester avec Thibault, parce que
le vrai souci, c’est lui, pas moi, mais cette fois il ne veut rien entendre.
Bien sûr, il ne peut savoir que le fait de courir, donc de me réchauffer, va
éloigner le souci vite fait bien fait. Là, j’avoue je triche un peu avec Marc.
Au bout de mille mètres à vive allure, j’ai dépassé plusieurs concurrents et
j’ai commencé à remonter en température. Ce passage en mode course m’a fait
plaisir. J’indique à Marc que « je commence un peu à me réchauffer »,
histoire de terminer l’épreuve en mode course. Dans l’avenue de la République, je double deux
autres groupes de marcheurs, puis c’est l’entrée au parc de la Victoire.
Surprise, Rachelle et Evelyne ont bravé la pluie pour nous attendre. Ce n’est
pas sérieux (au vu des conditions, même si la pluie a cessé depuis quelques
minutes), mais cela fait franchement plaisir. Si cette épreuve a été une belle
histoire, elles en sont un peu responsables. Je leur dit que je vais bien, de
s’occuper de Thibault et, par orgueil (mal placé je l’avoue), je tente de
dépasser dans l’allée d’arbres qui mène au podium le concurrent qui se trouve
devant moi.
Les derniers mètres, en faux
plat, ne sont pas aussi meurtriers que je l’avais imaginé en début
d’après-midi. Ils sont vite avalés. Je stoppe à cinq mètres de la ligne de
chronométrage, le concurrent dépassé me repasse, j’attends Thibault. Cela devient
une habitude, je souris. Il est inconcevable pour moi de ne pas terminer avec
lui, de franchir cette ligne d’arrivée avec lui, d’être ensemble sur la photo
finish. Les quelques autres concurrentes que j’ai dépassées dans les dernières
rues me passent petit à petit sous le nez. Je dois expliquer à des spectateurs
le pourquoi de mon arrêt au pied du podium. « Voilà quelqu’un qui court
pour le plaisir et qui se soucie peu du chrono ! » fait remarquer
un spectateur. C’est vrai. Qu’est ce que cela change de terminer ce cent
kilomètres en quinze, dix-huit ou vingt-et-une heure ? Je m’excuse
d’ailleurs auprès des concurrents pour lesquels j’apparais en arrière-plan avec
mon gilet jaune fluo sur leurs photos finish.
Thibault arrive finalement, avec
un peu plus de six minutes de retard. La fatigue s’est profondément incrustée
sur son visage mais je devine tout de même la satisfaction d’être allé au bout
de lui-même. Cinq mètres, quatre mètres, trois mètres, deux mètres et là voilà
cette ligne tant attendue ! Bras dessus, bras dessous parce que je veux
que la force de l’amitié soit photographiée, que le chronomètre nous associe.
Le compteur s’est arrêté à 17h48’42. Jamais peut-être le sentiment du devoir
accompli n’a été aussi fort. Je n’avais d’ailleurs jamais épaulé et encouragé
quelqu’un quarante kilomètres durant ! Je l’avais pressenti la
veille : les cent kilomètres de Millau, c’est absolument magique !
Je suis si content que je rejoins
mon lit distant de deux mille cinq cent mètres en courant, avec Marc à vélo à
mes côtés, fidèle jusqu’au bout malgré le froid et la pluie, et Rachelle et
Evelyne devant. Je n’arrive pas à croire que je sois encore en état de courir
sur presque toute la distance, mais c’est le cas. Aussi faut-il vraiment que je
revienne l’an prochain. Histoire de frôler moi aussi ma zone rouge.
Histoire de courir sur cent kilomètres. Histoire de vivre une autre histoire.
Histoire de vivre ce cent kilomètres à cent pour cent !