Avec mon bâton de bois et ma tenue qui s’apparente à un
marcheur helvétique ou bavarois, j’ai sûrement l’air incongru, hors du temps.
Mais les personnes qui seraient amenées à penser cela sont très rares dans les
rues en cette matinée brumeuse et froide de la mi-janvier. Mes idées divaguent en
tout sens. Je ressens aussi un peu d’appréhension. Voilà soixante jours que je
n’ai pas dépassé dix kilomètres et je m’élance pour trente-deux. Certes en
marchant, mais trente-deux quand même. J’essaye d’imaginer quel sera mon état
d’esprit, quand, dans trois ans, sur ces mêmes chemins, je m’élancerai
vraiment. Mais c’est impossible. D’ailleurs, je n’ai pas l’impression d’être
parti du fait de ces maisons, carrefours et avenues familières que je parcours
durant les premiers kilomètres.
Ce départ ce jour répond à plusieurs impératifs. D’abord
celui de m’évader l’esprit alors que je
viens d’entamer un processus médical visant à éradiquer un cancer. J’avoue
quelque appréhension et j’ai pensé que la marche pouvait être le meilleur
exutoire possible. Ensuite, voilà presque un mois que j’ai entamé la
réalisation des parcours au dix-millième de mon futur projet et je me dois de
vérifier sa faisabilité, c’est-à-dire cheminer vingt-cinq à trente kilomètres
par jour six jours par semaine. Je n’ai encore jamais réalisé ce genre de
choses, il est alors bon de vérifier si c’est faisable tout en faisant
photographies et prises de notes tout en gardant du temps pour des rencontres
et des interviews. Sur ce point, j’ai besoin de me convaincre quoique de
nombreux ouvrages que j’ai lus m’aient déjà assuré de cela. Je pars ce matin
sur le trajet exact de la première étape, celle qui me conduit dans le sud-est
du département, à travers une campagne peu boisée vers Fère-en-Tardenois, la
cité natale de Camille Claudel dont l’emblème héraldique est composée d’un fer
à cheval, ce qui, je le souhaite, devrait me porter chance sur le plan de la
météorologie puisque je m’élance pour cette randonnée au beau milieu de
l’hiver.
Au terme d’une quarantaine de minutes de marche, je cherche
un banc afin de m’asseoir pour noter quelques idées avant qu’elles ne
s’échappent. Voilà bien les villes modernes ! Il n’y a plus aucun banc. Je
viens de parcourir trois mille mètres en pleine ville et je n’ai croisé aucun
banc. Quel triste constat ! Plus rien n’est conçu pour le marcheur.
D’ailleurs, même si l’heure est matinale, je n’ai vu aucun piéton. Un petit
muret moussu sera le bienvenu. Ce qui me fait immédiatement penser à prévoir à
l’avenir un petit carré de toile plastifiée car l’humidité nocturne est peu
confortable à mon postérieur. Il n’y a bien sûr que les tests grandeur nature
pour se rendre compte que de petites choses peuvent facilement compliquer la
randonnée, la pluie ou la rosée étant souvent synonymes de menus tracas. J’en
profite pour sortir mes gants, il ne fait certes pas très frais, 7°, mais le
froid a toujours été un handicap majeur au niveau des mains et ce matin le
brouillard donne l’illusion d’une fraîcheur plus marquée.
Voilà une heure que je marche quand j’atteins la ferme
Sainte-Geneviève, en bordure du plateau. Par précaution, je suis parti de bonne
heure, à 05h30, aussi est-ce en pleine nuit ou presque que je parviens, après
une courte ascension en sous-bois dans un noir intense, à cette belle bâtisse
fortifiée dont je ne devine que les contreforts des murs extérieurs dans le
brouillard. Tout y est fort silencieux, même les chiens dorment. A partir de ce
lieu, je suis certain de ne plus croiser personne. Qui s’aventurerait
d’ailleurs à marcher sur le plateau picard en fin de nuit hivernale ?
Brouillard plus pénombre, la visibilité est quasi nulle. Ma lampe frontale est
d’un piètre secours et heureusement que j’ai privilégié les chemins vicinaux,
ce qui me permet de marcher au beau milieu de la route, à peine large de deux
mètres à cet endroit. Par sécurité, je porte un gilet réfléchissant, y compris
sur mon sac à dos. Je découvre que dans ce cas de figure des bandeaux
réfléchissant tant aux poignets qu’aux chevilles ne seraient pas inutile. Encore
une idée à penser pour l’avenir !
Je cherche un coin pour m’asseoir car la courte ascension
m’a un peu scié les jambes, l’ayant attaquée d’un pas trop soutenu. Cette fois,
il est insensé de rêver d’un banc. Ce sera au mieux un talus, ce qui même en campagne
avec des agriculteurs qui viennent grappiller le moindre mètre carré arable en
bordure de goudron s’avère parfois très difficile à trouver. Ce matin, la
situation se complique car l’herbe est haute et détrempée. Mon K-way fera
office de support isolant. C’est là qu’intervient le fait de penser très
intelligemment le rangement de son sac à dos. C’est en effet la première fois
que je voyage avec un sac m’offrant une certaine autonomie : vêtements de
rechange à l’étape du soir, indépendance alimentaire pour quarante-huit heures,
recharges pour mes batteries photographiques, etc. Mon sac est donc
copieusement garni. Et il se trouve que le K-way est placé sous les appareils
photos et sous le ravitaillement. Ce qui signifie peu accessible. Et tout
déballer la nuit dans l’herbe mouillée s’avère un exercice de haute voltige. Je
n’ai parcouru que cinq kilomètres et voilà déjà le troisième enseignement du
jour : penser à optimiser le rangement du sac. J’imagine que si les
fabricants proposent des modèles avec autant de sangles extérieures, c’est
évidemment pour s’en servir ! Ce que je n’ai pas fait en préparant mon sac
la veille.
A 08h00, alors que le soleil est censé être levé, un
brouillard tenace recouvre le plateau et altère la vision sur la départementale
passablement fréquentée. Or je dois la longer durant quatre kilomètres.
Constatant que certains conducteurs inconscients circulent sans même avoir
allumé leurs veilleuses, je juge préférable d’attendre un peu que le brouillard
se dissipe puisque aucun évitement ne s’offre à moi. Mon gilet de sécurité et
mon bâton ne me sont que de peu de secours face à une voiture qui ne
m’apercevrait qu’au dernier moment, quoique je marche sur le bas-côté. Aussi,
je choisis de faire une pause. J’imagine que ce genre de situation se
renouvellera fréquemment lors de mon futur périple et la sécurité n’ayant pas
de pris, il faut que j’apprenne à prendre mon mal en patience. D’où l’intérêt
de toujours commencer les étapes de bonne heure. Ce que j’ai été visiblement
bien avisé de faire ce matin puisque je vais patienter ainsi près de
trois-quarts d’heure avant de juger que ma sécurité est enfin assurée. J’en profite
pour me restaurer un peu avant de repartir.
.
Au dixième kilomètre, j’abandonne avec joie la départementale Soissons/Château-Thierry pour une route vicinale. J’étais seul marcheur sur la départementale, me voici dorénavant seul tout court. Pas un véhicule sur la route qui mène au village d’Ambrief alors que le brouillard commence à disparaître et la chaleur à remonter un peu. A l’entrée du village, trois semi-remorques blancs et flambants neufs me dépassent en prenant la direction de Chacrisse. Vision un peu surréaliste que ces trois camions MAN, aux remorques rutilantes de blanc et immatriculés en Pologne PNT 901153, PNT 901154 et PNT 901155. Des camions visiblement vides et si propres qu’ont les croirait juste sortis de l’usine. Mais que font-ils ici ? Les mystères de la mondialisation, sûrement. Un peu plus loin, une cabine France Telecom recouverte de mousse, y compris sur le combiné. Dans la brume qui envahit encore ce coin de vallée, avec quelques poules, coqs et chiens qui signalent mon passage, cette conjonction des MAN polonais et de la cabine téléphonique dresse un tableau surréaliste.
Au dixième kilomètre, j’abandonne avec joie la départementale Soissons/Château-Thierry pour une route vicinale. J’étais seul marcheur sur la départementale, me voici dorénavant seul tout court. Pas un véhicule sur la route qui mène au village d’Ambrief alors que le brouillard commence à disparaître et la chaleur à remonter un peu. A l’entrée du village, trois semi-remorques blancs et flambants neufs me dépassent en prenant la direction de Chacrisse. Vision un peu surréaliste que ces trois camions MAN, aux remorques rutilantes de blanc et immatriculés en Pologne PNT 901153, PNT 901154 et PNT 901155. Des camions visiblement vides et si propres qu’ont les croirait juste sortis de l’usine. Mais que font-ils ici ? Les mystères de la mondialisation, sûrement. Un peu plus loin, une cabine France Telecom recouverte de mousse, y compris sur le combiné. Dans la brume qui envahit encore ce coin de vallée, avec quelques poules, coqs et chiens qui signalent mon passage, cette conjonction des MAN polonais et de la cabine téléphonique dresse un tableau surréaliste.
Visiblement pas âme qui vive dans le village. Un village que
je connais pour y être venu en catastrophe il y a vingt-et-un an à l’occasion
d’un orage dévastateur qui avait entraîné une inondation responsable de la
destruction de plusieurs maisons, heureusement sans victimes. Un choc pour les
habitants alors que tout le monde avait en mémoire les images de la catastrophe
de Vaison-la-Romaine l’automne précédent. J’étais venu faire quelques photos et
interviews pour le quotidien local. C’était un dimanche matin, les gens étaient
un peu hagard, avec parfois un rez-de-chaussée en moins, une voiture entraînée
cent mètres en contrebas ou une maison coupée en deux par un torrent
dévastateur composé de boues et de pierres qui s’était constitué après qu’un
mur ait retenu des pluies torrentielles toute la nuit avant de céder à l’heure
du petit déjeuner, heureusement un dimanche matin alors que les gens
sommeillaient encore dans leur lit, à l’étage. Le mur est toujours bien là, en
partie reconstruit même. Plus aberrant, là où l’eau s’était accumulée est
aujourd’hui bâtie une maison visiblement très récemment terminée. Le reste,
tout le reste, est à l’identique, notamment la grande cuvette de champs inclinés
qui a favorisé l’écoulement des eaux en 1993, mais déjà en 1988 puis plus tard
en 1999, entraînant à chaque fois l’état de catastrophe naturelle. A l’endroit
où le mur avait cédé, c’est aujourd’hui un peu de gazon et un étendoir à linge.
Si les mêmes pluies viennent à se répéter, la géographie des lieux n’ayant pas
changé, il est évident que l’eau ruissellera puis montera de la même façon,
entraînant l’inondation de cette maison jusqu’au premier étage. Quant au mur,
résistera t’il cette fois ? Au vu de l’histoire, qui a bien pu délivrer un
tel permis de construire sans que rien n’apparaisse modifié dans la géographie
des lieux ? Peut-être les gens qui savaient sont-ils partis puisque la
commune a perdu un quart de sa population depuis 1999 ?
.
Je quitte le plateau de labours pour rejoindre la vallée de la Crise à Chacrise. Je stoppe contre un muret à la sortie du village alors que le carillon de l’église frappe un coup pour la demie de dix heures. J’imaginais y trouver un café pour m’asseoir un instant et partager quelques impressions avec le tenancier ou d’éventuels villageois. Espoir vain. Voilà peut-être un quart de siècle qu’il n’y a plus de café dans ce village d’un peu plus de trois cent habitants. Il fut un temps où l’on trouvait ici une école communale, un maréchal-ferrant, un serrurier, un chaufournier, une sage-femme, évidemment un meunier, deux épiciers et même une auberge. C’était cependant au XIXe siècle... Aujourd’hui, tout comme à Ambrief, pas âme qui vive. L’arrêt de car est déserté, sans affichage d’horaire. Fonctionne t’il d’ailleurs encore ? Beaucoup de portails et de volets bleus, façon Ouessant. Une sonnerie de téléphone retentit derrière un carreau couvert de dentelle blanche. Personne ne décroche. Pas un chien non plus pour aboyer sur mon passage. Pas un bruit. Rien. Un village mort. Je m’attendais à être seul, d’autant que nous sommes vendredi, mais peut-être pas seul à ce point-là !
Je quitte le plateau de labours pour rejoindre la vallée de la Crise à Chacrise. Je stoppe contre un muret à la sortie du village alors que le carillon de l’église frappe un coup pour la demie de dix heures. J’imaginais y trouver un café pour m’asseoir un instant et partager quelques impressions avec le tenancier ou d’éventuels villageois. Espoir vain. Voilà peut-être un quart de siècle qu’il n’y a plus de café dans ce village d’un peu plus de trois cent habitants. Il fut un temps où l’on trouvait ici une école communale, un maréchal-ferrant, un serrurier, un chaufournier, une sage-femme, évidemment un meunier, deux épiciers et même une auberge. C’était cependant au XIXe siècle... Aujourd’hui, tout comme à Ambrief, pas âme qui vive. L’arrêt de car est déserté, sans affichage d’horaire. Fonctionne t’il d’ailleurs encore ? Beaucoup de portails et de volets bleus, façon Ouessant. Une sonnerie de téléphone retentit derrière un carreau couvert de dentelle blanche. Personne ne décroche. Pas un chien non plus pour aboyer sur mon passage. Pas un bruit. Rien. Un village mort. Je m’attendais à être seul, d’autant que nous sommes vendredi, mais peut-être pas seul à ce point-là !
Moins de deux kilomètres plus loin, Nampteuil-sous-Muret,
minuscule village niché dans le ru de Violaine, un joli nom pour un filet d’eau
de quatre kilomètres qui se jette dans la Crise, un ru invisible même si la
végétation ne porte encore aucune feuille. Trois chiens aboient à mon passage
quand je traverse le village d’ouest en est, d’abord un labrador beige au
portail d’une ferme, puis un jeune setter beige qui demande à jouer et enfin un
Yorkshire qui tente visiblement de me rappeler que le panneau "Je garde la
maison" s’applique bien à lui. Aucune activité dans la ferme ni aucun
rideau de maison qui s’écarte ou nulle silhouette qui se devinerait derrière les
voiles de tissus. Les chiens aboient dans le vide. Pas de café non plus comme
je l’espérais. Là, j’étais vraiment crédule puisque l’auberge-cabaret a fermé
du fait de la Première Guerre mondiale et la disparition de la moitié des
habitants de la commune. Un panonceau "Balades dans l’Aisne" se tient
stoïque à côté de la mairie et d’une fontaine où il est indiqué "eau non
potable". J’ai toujours pensé que la gestion de l’eau serait le problème
numéro un de mon projet pédestre ; cela se confirme dès les premières
heures d’un cheminement en France. Quant au panonceau pédestre, il est vrai que
du fait de ses typiques maisons à pas de moineau le village est le point de
départ d’un petit circuit de quatre heures qui reçoit quelques visites durant
l’été. En hiver, évidemment, nul randonneur. Le chant d’un coq se fait entendre
au loin. Pas de rencontre humaine. Encore un village désert. Le banc à côté de
la fontaine aurait été le bienvenu si la pluie de la nuit cumulée aux rigueurs
hivernales et un entretien sûrement inexistant depuis de nombreuses années ne
l’avaient rendu impropre à l’utilisation. Je n’espère plus alors que le village
suivant, Maast-et-Violaine, soit plus accueillant. Chemin faisant, je me
détourne un peu de mon trajet pour rejoindre le lavoir de Chantereine où
j’aperçois une aire de pique-nique. Le lavoir, remis à neuf quelques années
plus tôt, est alimenté par un mince filet d’eau qui sourde des collines pour se
jeter dans le ru de Violaine. L’eau est claire mais est-elle potable ? Je préfère
ne pas tenter. Du fait d’une mousse qui visiblement a trouvé un terrain
fertile, les bancs s’avèrent tout aussi impraticables que l’était celui de
Nampteuil. Dommage, le lieu aurait été parfait pour déjeuner. Tant pis ! Je
patienterai jusqu’au prochain village.
.
Maast-et-Violaine paraissant au premier abord autant désert
et sans commerce de boissons que les villages précédemment traversés, je
choisis de stopper dès l’entrée du village, à l’arrêt de car, afin de profiter
d’un abri sec à l’écart du vent. C’est alors que passe une voiture, la première
que je rencontre depuis mes trois camions polonais il y a plus de deux heures.
Je songe que s’il m’était arrivé quelque chose, une chute un peu sévère sans
possibilité d’utiliser mon téléphone mobile, j’avais peu de chances d’être
rapidement secouru. Quand je pense que mon docteur m’interdit tout séjour à
l’étranger parce que je peux rapidement me trouver loin d’un hôpital !
Cette pensée me fait sourire : me voilà à peine à quinze kilomètres d’une
ville de trente mille habitants et pourtant en plein désert !
Cet arrêt de car est le bienvenu. J’ai déjà parcouru plus de
dix-neuf kilomètres depuis la porte de mon appartement, un casse-croûte sera le
bienvenu d’autant que mes jambes fatiguent un peu. Sûrement le poids du sac
puisque voilà quinze ans que je n’ai pas avancé avec un sac aussi lourd sur le
dos. J’ai quinze ans de plus et cela se ressent. Je constate que j’ai oublié
les œufs durs que j’ai préparés, mais cela me rassure pourtant : je sais
que l’on oublie toujours quelque chose quand on part et je préfère que cela
soit cela puisque cela n’aura pas d’incidence sur la suite de mon trajet !
Un sandwiche au saucisson sec et vingt centilitres de soda suffiront à étancher
ma faim. Je n’ai en fait pas très faim. Si je n’ai plus mes jambes de Millau,
j’en ai au moins gardé le caractère chameau. Je repars donc quinze minutes à
peine après m’être assis, direction Arcy-Sainte-Restitue où j’espère cette fois
bien trouver un troquet. Je ne sais pas pourquoi, mais depuis le départ, j’ai
envie de capter l’ambiance des coins traversés au travers de ce qui se passe
dans les cafés. Cette envie ne date pas d’aujourd’hui et quelques souvenirs
marquants de voyage l’ont été dans des estaminets perdus en Asie, au Moyen
Orient ou quelque part au fond de la Bourgogne.
.
Au vingt-deuxième kilomètre, une crampe douloureuse apparaît soudainement à la jambe droite alors que je m’apprête à traverser une route au trafic soutenu. Je vois le moment où je vais pour m’effondrer au beau milieu de la chaussée mais je parviens heureusement à rejoindre le côté opposé de la chaussée en claudiquant et grimaçant. C’est la première fois que j’éprouve une crampe en marchant ou en courant. Est-ce dû à mon sang altéré comme jamais ? Personne ne m’a parlé de cet éventuel symptôme. Je n’ai d’autant rien pour me soigner que cela ne m’est jamais arrivé. Autant le sérum anti-venin me semble obligatoire à porter en permanence, autant il faudra que je me résolve à avoir avec moi une crème myorelaxante. La douleur s’estompant mais ne disparaissant pas, je reprends ma progression en espérant cette fois fortement qu’il existe bien un café à Arcy.
A 13h20, je touche enfin Arcy-Sainte-Restitue dont le
clocher de l’église me sert de guide depuis déjà un bon moment. J’en suis à mon
vingt-quatrième kilomètre et j’ai près de deux heures trente d’avance sur mon
horaire, l’occasion de faire une belle halte. Dès les premières maisons, un
bruit de tronçonneuse se fait entendre. En bord de route, une femme décharge
une voiture alors que de l’autre côté de la route, sur un panneau ont été
récemment collées deux affiches du Front National. Youpi, y’a de la vie dans ce
bourg, cela fleure bon le café sur la place centrale ! Sauf que, plus
j’avance dans le village, plus je déchante. C’est d’abord une maison en partie
abandonnée, puis une maison à vendre depuis fort longtemps au vu de l’usure du
panneau de l’agence immobilière qui montre la désertification rurale. Suivent
les traces de ce qui dut être un garage automobile cinquante ans plus tôt et
dont le bâtiment n’a plus de fonction depuis bien longtemps. Enfin, sur la
place centrale, le Prince’s Beer est visiblement fermé depuis aussi longtemps
qu’est décédé celui qui a laissé son nom à cette place, le Général de Gaulle. Par
conséquent, point de café. Et rien maintenant avant huit kilomètres. Je
m’assieds sur un banc, personne ne passe. Je bois un peu d’eau des fois que ma
crampe légèrement persistante soit le fait d’un manque d’eau, je photographie
le lavoir, je cherche un peu de vie dans les rues adjacentes. Au loin, la
tronçonneuse s’est tue. Une vieille fourgonnette Simca traverse le village à
vive allure. J’imagine, comme dans les romans d’épouvante, quelque fantôme
m’observant derrière les volets d’une maison qui paraît abandonnée. Un volet
qui crisse serait à cet instant presque synonyme de vie ! Mais non, rien.
Je m’attendais à un certain abandon rural, j’ai déjà écrit quelques articles à
ce sujet au début des années quatre-vingt dix, mais vide de vie à ce point, pas
vraiment. Et surtout pas si proche d’une ville de taille moyenne. Alors je reprends
ma route après un ultime détour où je passe à côté d’une serrurerie qui semble
aussi éteinte que le Prince’s Beer.
.
Mon trajet longe durant plusieurs kilomètres la route départementale en partie empruntée en matinée au sortir de Soissons. En début d’après-midi, la circulation y est bien moins soutenue qu’au commencement de la matinée. Y cheminer n’est cependant pas une partie de plaisir. Je ne peux, comme sur les routes vicinales, progresser sur le goudron et je dois me contenter des bas-côtés, peu praticables et encombrés de déchets divers, allant du morceau de pare-chocs et enjoliveurs à la canette de bière en passant par un nombre imposant de sacs plastiques divers et paquets de cigarettes vides. Ces bas-côtés sont de plus en dévers, ce qui entrave d’autant la marche. Rien n’est fait pour le piéton et peut-être suis-je même le premier piéton de l’année. Qui d’ailleurs songerait à aller de Soissons à Fère-en-Tardenois à pied, hormis moi-même ? Quant aux automobilistes, ils m’ignorent passablement. Non seulement, ils ne lèvent pas le pied, mais ils ne s’écartent pas non plus d’un centimètre, quand bien même aucun véhicule ne vient en face. Un stage "piéton" devrait être indispensable dans le permis de conduire ! J’ai déjà noté depuis longtemps que les bornes kilométriques ont disparu des routes, il m’est alors impossible de m’asseoir pour souffler. C’est vraiment « marche ou crève », et ce dans l’indifférence générale. Je n’imagine même pas ce chemin avec la neige ou sous la pluie. Sauf que voilà, il n’est pas simple de bannir ce genre de route pour aller d’un point à un autre. Ce passage de quatre kilomètres est en conséquence un mauvais moment à passer, les sens étant totalement accaparés par la notion de sécurité car un véhicule qui passe à cent à l’heure à moins d’un mètre d’un piéton, cela reste une situation hautement accidentogène. Le panneau d’entrée de ville de Fère-en-Tardenois apparaît comme un réel soulagement.
Alors que je retrouve avec plaisir un trottoir, je constate
que j’ai bien plus mal aux jambes qu’à l’issue des cent kilomètres de Millau.
Au moins une chose est sûre : je ne vais pas tarder à me coucher et je
connais cette fois la cause de ma fatigue ! Sauf que le panneau d’entrée
de ville, comme toujours dans les gros bourgs, marque plutôt l’entrée sur le
territoire communal que l’approche du centre-ville. Loin s’en faut même pour
Fère puisque je dois cheminer plus de deux mille mètres dans une zone
industrialo-commerciale peu ragoûtante avant d’atteindre la ville proprement
dite. Les entrées de ville sont souvent une catastrophe esthétique quand on
circule en voiture, mais au pas lent du marcheur, la sensation de tristesse et
de morosité est largement décuplée, surtout quand s’y greffe quelque odeur
nauséeuse comme c’est le cas ce vendredi après-midi.
Au trente-deuxième kilomètre, j’échange mon premier bonjour
avec un lycéen qui rentre chez lui. C’est lui qui me salue d’abord, ce qui me
surprend un peu, mais je pense que dans une ville de moindre importance comme
Fère-en-Tardenois avec ses 3000 habitants, on est moins sauvage que dans les
grandes villes. Ce lycéen est la première personne que je rencontre en
trente-deux kilomètres. Bienvenue à Solitude-Land !
A 15h40, j’atteins enfin le centre-ville de la patrie de
Camille Claudel. J’avais prévu y parvenir vers 18h00. J’ai une certaine avance,
due principalement au fait que je pensais discuter avec quelque agriculteur et
me poser dans un café ou deux. N’ayant croisé ni les uns ni les autres, j’ai
marché. Sur la place centrale, je m’assieds quelques minutes sur un banc afin
de reposer mes jambes auxquelles je viens d’infliger presque huit heures de
station debout ininterrompue. Puis après avoir rapidement fait le tour d’un unique
triangle de rues commerçantes, je pousse la porte du bar Chez Odette. J’ai choisi celui-ci parce qu’il est petit. Pour
"sentir" une ville, les grands bar-brasserie-PMU-débit de tabac des
avenues où se bousculent voyageurs de commerce et gens pressés, ne sont pas à
mes yeux l’idéal. Va donc pour Odette ! Une salle chauffée et une chaise,
quand on vient de passer près de neuf heures à une température maximum de neuf
degrés, ça fait vraiment du bien ! Je commande un demi pression de
Bofferding. Mon premier demi de l’année. Je pense que je le mérite.
Je suis satisfait car je suis tombé dans un bar avec une "atmosphère". D’abord la déco. Aux murs, roses (!), sont accrochées des photos noir et blanc de Marie Laforêt, Jean Ferrat, Serge Reggiani, Edith Piaf ou Serge Gainsbourg. Au plafond, de fausses poutres en bois et pour s’attabler, des tables recouvertes de faux marbre. Le designer des lieux n’a pas dû répondre présent bien longtemps aux cours des Beaux-Arts. Ces photographies se mêlent à des jeux de lumière, sûrement pour quelque soirée dansante le samedi soir, et à un jeu de fléchettes électronique d’une taille respectable. Pourtant, l’élément central de la pièce reste un écran géant qui diffuse BFM-TV et que personne n’écoute, d’autant que les haut-parleurs de la salle offrent les chansons d’un album de Jean Ferrat. Accoudés au bar, trois habitués parlent vivement méchoui, chasse au chevreuil, paiement de salaires impayés et … couleur de caleçons. Au même instant, sur l’écran BFM-TV, un bandeau déroulant annonce dans l’indifférence générale 1178 suppressions d’emplois à La Redoute tandis que le CAC 40 est en hausse à 4244 points. Bienvenue dans le cynisme économique ! Au-dessus, les images montrent les forces armées françaises patrouillant en Centrafrique. Ça fait un choc quand on a passé la journée en pleine campagne avec comme seule compagnie quelques bruits d’oiseaux et le silence du plateau picard. Un des gars se retourne vers moi et s’excuse des gros mots qui émaillent leur discussion. Il ajoute : « On est comme ça ici ! ». Un quatrième homme entre et après un « Bonjour ! » tonitruant lancé sur le pas de la porte s’en vient directement me serrer la main avant de rejoindre ses copains. Je reste un peu stupéfait : c’est la première fois qu’un inconnu me serre la main dans un bar ! La voix de Jean Ferrat susurre : « Que sais-tu du malheur d’aimer ? ». Je pense à Maïté, j’aimerai tant lui parler de ce voyage. Un auteur américain a écrit que pour oublier un amour, il faut en faire en livre. Quoique je n’aie pas entrepris d’ouvrage sur ce sujet, je ne suis pas persuadé que cela suffise ! La patronne, absente quand le commis m’a servi, à moins que ce ne soit un client qui m’ait servi, ce que je n’ai su déterminer, arrive et … me salue d’une vigoureuse poignée de main. Décidément ! C’est la première fois que je bénéficie d’un tel accueil dans un bar. Entre alors un grand dégarni à l’écharpe bleu clair, il salue tout le monde en citant chaque prénom puis il s’en vient vers moi pour me serrer la main. Euh … c’est la coutume du lieu ou un trait typique de la cité ? L’humanité n’a pas que des aspects négatifs, même si simultanément l’écran BFM-TV que personne ne regarde annonce un CAC 40 à 4247 points et le décès de trente insurgés lors d’une attaque de l’armée kenyane contre un camp d’entraînement shebab.
A 17h00 et trois euros versés à Sylvie qui a repris
l’établissement après cinquante années de mainmise d’Odette sur
l’établissement, me voilà à nouveau sur le macadam, direction mon gîte. Je constate
qu’Odette est aussi un petit restaurant, attenant au bar et aux petits prix
sympathiques. Je me dis que ce sera un lieu parfait pour dîner ce soir, une
fois cependant déchargé de mon barda au gîte.
Mon lieu de sommeil a été déniché via Booking.com. Je
ne suis pas précisément adepte de ce genre de site de réservations en ligne,
mais je me suis décidé au dernier moment et j’avoue que la formule est bien
pratique. Mon gîte du jour, enfin du soir, s’appelle Au Fou du Roy, situé route
du château. Au bout de plus de mille mètres sur cette route, étant au sortir de
la ville, je demande à un gars qui promène un grand chien noir et blanc si
c’est bien la direction du Fou du Roy.
– C’est quoi ? me répond t’il
– Un gîte. Ou une chambre d’hôtes, je ne sais plus
exactement.
– Je ne vois pas, me dit-il après une hésitation.
Comme j’ai vu une photo sur Booking.com, je
rajoute :
– Couverte de lierre, une maison à la façade couverte de
lierre !
– Ah oui, je vois ! C’est bien par là, mais il y a un
petit bout de chemin !
Je souris, rassuré. Il me dévisage du haut en bas en faisant
tout de même une moue dubitative, avant que je ne reprenne ma route tandis
qu’il me souhaite bonne soirée. Evidemment, je ne vais pas lui dire qu’après une
trentaine de kilomètres et une heure de pause chez Odette, je ne suis pas
vraiment à mille mètres près. Et puis, je n’ai pas non plus la tenue d’une
ballerine du bolchoï. Je ne vois pas en quoi alors je ne pourrai accomplir ce
« petit bout de chemin ».
Il semble cependant rester effectivement une certaine
distance puisque mille cinq mètres plus tard, je n’ai toujours pas trouvé mon
Fou du Roy alors que la nuit s’avance rapidement. Mon inconnu au setter
m’a-t-il vraiment donné la bonne information ? Comme ma progression se
fait en sous bois longeant la route, sur un tapis d’aiguille de pins, ce n’est
cependant pas désagréable, même si je m’attendais pas à cette rallonge
imprévue. Enfin, un panneau estampillé "Chambre d’hôtes" indique le
but. Je dois cependant parcourir trois cent mètres supplémentaires pour
m’entendre dire que ce n’est pas la bonne adresse.
– C’est encore plus loin ! me répond la propriétaire du
lieu qui me propose gentiment de m’y emmener en voiture. Ce que je refuse
poliment, étant parti du principe que j’accomplirai mon périple à la marche, et
uniquement à la marche. A pied, c’est à pied ! Je comprends cependant vite
son empressement à m’y emmener : le Fou du Roy est encore à plus de mille
mètres ! J’avoue que je me suis laissé abuser par une adresse, le 45 route
du château, de laquelle j’avais extrapolé 450 à 500 mètres à partir du
centre-ville. Sauf qu’en campagne, on numérote visiblement différemment, avec
un détail négligé de ma part : le fait que le château en question, un
vieux château du XIIIe siècle, est situé bien à l’extérieur de la ville de
Fère-en-Tradenois. Enseignement numéro trois de la journée : attentivement vérifier
avant de partir où se situe le gîte du soir parce que la distance initiale de
32 kilomètres vient de grimper à 36,4 ! La moue dubitative de l’homme au
chien noir et blanc prend alors toute sa signification. Enseignement numéro
quatre : toujours bien se faire préciser ce que votre interlocuteur entend
par « un petit bout de chemin ». Même si, comme l’a écrit le
hassidique Nahman de Bratslav : « Ne demande jamais ton chemin à
quelqu’un qui le connaît car tu ne pourrais ne pas t’égarer », j’ai ce
soir plus franchement envie de me perdre. Je comprends maintenant pourquoi la
patronne du Fou du Roy m’avait demandé, lors de ma réservation, si je
souhaitais manger sur place. Parce que là, impossible maintenant de retourner
dîner chez Odette !
Enfin, dans la nuit apparaît la lumière du Fou du Roy,
conforme à l’image affichée sur Booking.com. Un couple de Belges,
Goedele et Marc avec Dusty, leur Golden Retriever, tiennent avec soin une
maison fort confortable et spacieuse. Chaque chambre est identifiée par le nom
d’un fou : Brusquet, Cathelot, Triboulet, etc. La mienne se nomme Coquinet,
du nom du fou de Louis d’Orléans, le frère de Charles Ier (l’Histoire a aussi
retenu un Coquinet aux côtés de Philippe le Bon). La chambre affiche des couleurs
apaisantes de mauve, brun et marron. Au beau milieu du mois de janvier et en
semaine, je suis le seul client.
Mon dîner, composé de quelques provisions de mon sac, sera
succinct et rapide. D’abord parce que je ne peux plus dîner sur place puisque
ce n’est pas prévu et qu’il est impossible de retourner chez Odette avec un
aller-retour de plus de huit bornes, ensuite parce qu’il me semble que c’est la
marche qui m’a le plus fatigué de ma vie. A cause du poids du sac à dos, de
l’absence de tout sport depuis deux mois, de mon état sanguin ou des trois à la
fois ? Peu importe, ce test est parfait car malgré la fatigue, en me
glissant sous la couette et en espérant que mon fou sera sage cette nuit, les
images du jour se mélangent à l’envie de déjà vivre l’étape du lendemain, une
étape pourtant longue de plus de trente quatre kilomètres. Il en faut peu pour
un grand plaisir !